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à bien faire; si le bien faire ne se iugeoit par la |
seule intention: parquoy un faict courageux ne
doibt pas conclure un homme vaillant; celuy
qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousiours
et à toutes occasions. Si c'estoit une habitude de
vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme
pareillement resolu à touts accidents, tel seul
qu'en compaignie, tel en camp clos qu'en une
battaille; car, quoy qu'on die, il n'y a pas aultre
vaillance sur le pavé, et aultre au camp; aussi |
courageusement porteroit il une maladie en son
lict, qu'une bleceure au camp; et ne craindroit
non plus la mort en sa maison, qu'en un assault :
nous ne verrions pas un mesme homme donner
dans la bresche d'une brave asseurance, et se
tormenter aprez, comme une femme, de la perte
d'un procez ou d'un fils. Quand estant lasche à
l'infamie, il est ferme à la pauvreté; quand es-
tant mol contre les rasoirs des barbiers, il se
treuve roide contre les espees des adversaires :
l'action est louable, non pas l'homme. Plusieurs
Grecs, dict Cicero', ne peuvent veoir les enne-
mis, et se treuvent constants aux maladies; les
Cimbres et les Celtiberiens, tout au rebours :
nihil enim potest esse æquabile, quod non a
certa ratione proficiscatur2. Il n'est point de
vaillance plus extreme en son espece que celle
d'Alexandre; mais elle n'est qu'en espece, ny as-
sez pleine par tout, et universelle. Toute incom-
parable qu'elle est, si a elle encores ses taches:
qui faict que nous le veoyons se troubler si es-
perduement aux plus legiers souspeçons qu'il
prend des machinations des siens contre sa vie,
et se porter en cette recherche d'une si vehemente
et indiscrette iniustice, et d'une crainte qui sub-
vertit sa raison naturelle. La superstition aussi
dequoy il estoit si fort attainct, porte quelque
image de pusillanimité; et l'excez de la penitence
qu'il feit du meurtre de Clitus, est aussi tesmoi-
gnage de l'inegualité de son courage. Nostre faict,
ce ne sont que pieces rapportees 3, et voulons
acquerir un honneur à faulses enseignes. La vertu
ne veult estre suyvie que pour elle mesme; et si
on emprunte par fois son masque pour aultre
occasion, elle nous l'arrache aussitost du visage.
C'est une vifve et forte teincture, quand l'ame
en est une fois abbruvee; et qui ne s'en va,

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qu'elle n'emporte la piece. Voylà pourquoy, pour iuger d'un homme, il fault suyvre longuement et curieusement sa trace : si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, cui vivendi via considerata atque provisa est1; si la varieté des occurrences luy faict changer de pas (ie dis de voye, car le pas s'en peult ou haster, ou appesantir), laissez le courre; celuy là s'en va avau le vent, comme dict la devise de nostre Talebot.

Ce n'est pas merveille, ce dict un ancien3, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. A qui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières : il est impossible de renger les pieces, à qui n'a une forme du total en sa teste : à quoy faire la provision des couleurs, à qui ne sçait ce qu'il a à peindre? Aulcun ne faict certain desseing de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archer doibt premierement savoir où il vise, et puis y accommoder la main, l'arc, la chorde, la flesche, et les mouvements: nos conseils fourvoyent, parce qu'ils n'ont pas d'addresse et de but: nul vent ne faict, pour celuy qui n'a point de port destiné. Ie ne suis pas d'advis de ce iugement qu'on feit pour Sophocles, de l'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoir veu l'une de ses tragedies; ny ne treuve la coniecture des Pariens, envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequence qu'ils en tirerent 5: visitants l'isle, ils remarquoient les terres mieulx cultivees et maisons champestres mieulx gouvernees; et ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent faict l'assemblee des citoyens en la ville, ils nommerent ces maistres là pour nouveaux gouverneurs et magistrats; iugeants que soigneux de leurs affaires privees,

De sorte qu'il suive, sans jamais s'écarter, la route qu'il s'est choisie. CIC. Paradox. V, I.

2 Régulièrement, ces mots devraient être écrits ainsi, à vau le vent, aussi bien que dans cette expression, à rau de route, dont on se sert encore pour signifier une déroute entière, comme si l'ennemi qui est mis en fuite était poussé du haut d'une montagne vers le bas; ce qui précipiterait sa fuite, et le jetterait dans la dernière confusion. A vau le rent, c'est, selon le cours du vent, lequel soufflant sur l'eau, lui donne un cours déterminé, assez semblable à celui d'un torrent, ou d'une rivière qui coule de haut en bas. A vau, à val, en bas, comme qui dirait du haut d'une montagne vers la vallée, a monte ad vallem. C. L'ancien mot, amont, ou à mont, qu'on trouvera dans le chapitre suivant, signifie le contraire. J. V. L.

3 SENEQUE, Epist. 71 et 72. C.
4 Cic. de Senectute, c. 7. C.
5 HERODOTE, V, 29. J. V. L.

I

ils le seroient des publicques. Nous sommes tous | Il y a autant en cela de diversité qu'en aulcune de loppins, et d'une contexture si informe et di- aultre chose. La confusion de l'ordre et mesure les verse, que chasque piece, chasque moment, faict des pechez est dangereuse : les meurtriers, son ieu; et se treuve autant de difference de traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest; ce nous à nous mesmes, que de nous à aultruy. n'est pas raison que leur conscience se soulage Magnam rem puta, unum hominem agere1. sur ce que tel aultre ou est oysif, ou est lascif, Puis que l'ambition peult apprendre aux hommes ou moins assidu à la devotion. Chascun poise et la vaillance, et la temperance, et la liberalité, sur le peché de son compaignon, et esleve le voire et la iustice; puis que l'avarice peult planter sien. Les instructeurs mesmes les rengent souau courage d'un garson de boutique, nourry à vent mal, à mon gré. Comme Socrates disoit l'umbre et à l'oysifveté, l'asseurance de se iec- que le principal office de la sagesse estoit dister, si loing du foyer domestique, à la mercy des tinguer les biens et les maulx; nous aultres, vagues et de Neptune courroucé, dans un fraile chez qui le meilleur est tousiours en vice, debbateau; et qu'elle apprend encores la discretion vons dire de mesme de la science de distinguer et la prudence; et que Venus mesme fournit de les vices, sans laquelle bien exacte, le verresolution et de hardiesse la ieunesse encores tueux et le meschant demeurent meslez et insoubs la discipline et la verge, et gendarme cogneus. le tendre cœur des pucelles au giron de leurs

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Le monde n'est que varieté et dissemblance:
les vices sont touts pareils, en ce qu'ils sont
touts vices; et de cette façon l'entendent à l'ad-
venture les stoïciens: mais encores qu'ils soyent
egualement vices, ils ne sont pas eguaux vices;
et que celuy qui a franchy de cent pas les limites,
Quos ultra, citraque nequit consistere rectum3,
ne soit de pire condition que celuy qui n'en est
qu'à dix pas, il n'est pas croyable, et que le sa-
crilege ne soit pire que le larrecin d'un chou de
nostre iardin :

Nec vincet ratio hoc, tantumdem ut peccet, idemque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus divum sacra legerit 4.

1 Soyez persuadé qu'il est bien difficile d'être toujours le même homme. SÉNÈQUE, Epist. 120.

2 Sous la conduite de Vénus, la jeune fille passe furtivement au travers de ses surveillants endormis, et seule, pendant la nuit, va trouver son amant. TIBULLE, II, I, 75.

3 Dont on ne peut s'écarter en aucun sens, qu'on ne s'égare du droit chemin. HOR. Sat. 1, 1, 107.

4 On ne prouvera jamais, par de bonnes raisons, que voler

Or l'yvrongnerie, entre les aultres, me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs; et il y a des vices qui ont ie ne sçay quoy de genereux, s'il le fault ainsi dire; il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l'adresse et restre. Aussi la plus grossiere nation de celles la finesse cettuy cy est tout corporel et terqui sont auiourd'huy, c'est celle là seule qui le

tient en credit. Les aultres vices alterent l'entendement; cettuy cy le renverse, et estonne le corps.

Quum vini vis penetravit....
Consequitur gravitas membrorum, præpediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens,
Nant oculi; clamor, singultus, iurgia, gliscunt 2.
Le pire estat de l'homme, c'est où il perd la cog-
noissance et gouvernement de soy. Et en dict
on, entre aultres choses, que comme le moust
bouillant dans un vaisseau, poulse à mont tout
ce qu'il y a dans le fond; aussi le vin faict des-
bonder les plus intimes secrets à ceux qui en ont
prins oultre mesure.

Tu sapientium
Curas, et arcanum iocoso
Consilium retegis Lyaco 3.

Iosephe recite 4 qu'il tira le ver du nez à un
des choux dans un jardin soit un aussi grand crime que de pil-
ler un temple pendant la nuit. HOR. Sat. I, 3, 115.

1 Cherche à rendre le sien plus léger. Du latin elevat; image prise des deux plateaux d'une balance. J. V. L.

2 Lorsque l'homme est dompté par la force du vin, ses membres deviennent pesants, sa démarche est incertaine, ses pas chancellent, sa langue s'embarrasse; son âme semble noyée, et ses yeux flottants; il pousse d'impurs hoquets, il bégaye des injures. LUCRÈCE, III, 475.

3 Dans tes joyeux transports, ô Bacchus! le sage se laisse arracher son secret. HOR. Od. III, 21, 14.

4 De Vita sua, p. 1016. A. C.

certain ambassadeur que les ennemis luy avoient | enhardy de cette proclamation, declara l'avoir

envoyé, l'ayant faict boire d'autant. Toutesfois Auguste s'estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privez affaires qu'il eust, ne s'en trouva iamais mescompté; ny Tiberius, de Cossus, à qui il se deschargeoit de touts ses conseils; quoy que nous les sçachions avoir esté si fort subiects au vin, qu'il en a fallu rapporter souvent du senat et l'un et l'aultre yvre',

Hesterno inflatum venas, de more, Lyæo1;

et commeit on, aussi fidellement qu'à Cassius, beuveur d'eau, à Cimber le desseing de tuer Cesar, quoy qu'il s'enyvrast souvent 3; d'où il respondit plaisamment : « Que ie portasse un tyran! moy, qui ne puis porter le vin! » Nous veoyons nos Allemans, noyez dans le vin, se souvenir de leur quartier, du mot et de leur reng:

Nec facilis victoria de madidis, et
Blæsis, atque mero titubantibus 4.

Ie n'eusse pas creu d'yvresse si profonde, estouffee et ensepvelie, si ie n'eusse leu cecy dans les histoires 5 : qu'Attalus ayant convié à souper, pour lui faire une notable indignité, ce Pausanias qui, sur ce mesme subiect, tua depuis Philippus, roy de Macedoine (roy portant, par ses belles qualitez, tesmoignage de la nourriture qu'il avoit prinse en la maison et compaignie d'Epaminondas), il le feit tant boire, qu'il peust abbandonner sa beaulté, insensiblement, comme le corps d'une putain buissonniere, aux muletiers et nombre d'abiects serviteurs de sa maison et ce que m'apprint une dame que i'honnore et prise fort, que prez de Bourdeaux, vers Castres, où est sa maison, une femme de village, veufve, de chaste reputation, sentant des premiers umbrages de grossesse, disoit à ses voysines qu'elle penseroit estre enceincte, si elle avoit un mary; mais, du iour à la iournee croissant l'occasion de ce souspeçon, et enfin iusques à l'evidence, elle en veint là de faire declarer au prosne de son eglise, que qui seroit consent de ce faict, en l'advouant, elle promettoit de le luy pardonner, et s'il le trouvoit bon, de l'espouser un sien ieune valet de labourage,

⚫ Ces deux exemples appartiennent à SÉNÈQUE, Epist 83, d'où Montaigne a tiré plusieurs idées de ce chapitre. C.

2 Les veines encore enflées du vin qu'il avait bu la veille. VIRG. Eclog. VI, 15. Ce vers est un peu différent dans Virgile. J. V. L.

3 SÉNÈQUE, Epist. 83. C.

Et quolque noyés dans le vin, bégayants et chancelants, il n'est pas facile de les vaincre. Juv. XV, 47.

5 JUSTIN, IX, 6. C.

trouvee un iour de feste ayant bien largement prins son vin, endormie si profondement prez de son foyer, et si indecemment, qu'il s'en estoit peu servir sans l'esveiller : ils vivent encores mariez ensemble.

Il est certain que l'antiquité n'a pas fort descrié ce vice les escripts mesmes de plusieurs philosophes en parlent bien mollement; et iusques aux stoïciens, il y en a qui conseillent de se dispenser quelquesfois à boire d'autant, et de s'enyvrer, pour relascher l'ame.

Hoc quoque virtutum quondam certamine, magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt 1.

Ce censeur et correcteur des aultres, Caton, a esté reproché de bien boire:

Narratur et prisci Catonis

Sæpe mero caluisse virtus ".

Cyrus, roy tant renommé, allegue, entre ses aultres louanges pour se preferer à son frere Artaxerxes, qu'il sçavoit beaucoup mieulx boire que luy 3. Et ez nations les mieulx reiglees et policees, cet essay de boire d'autant estoit fort en usage. l'ay ouy dire à Silvius, excellent medecin de Paris 4, que pour garder que il est bon, une fois le mois, de les esveiller par les forces de nostre estomach ne s'apparessent, cet excez et les picquer, pour les garder de s'engourdir. Et escrit on que les Perses, aprez le vin, consultoient de leurs principaulx affai

res 5.

Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice que mon discours; car oultre ce que ie captive ayseement mes creances soubs l'auctorité des opinions anciennes, ie le treuve bien un vice lasche et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les aultres, qui chocquent quasi touts, du plus droict fil, la societé publicque. Et si nous ne pouvons nous donner du plaisir qu'il ne nous couste quelque chose, comme ils tiennent, ie treuve que ce vice couste moins à nostre conscience que les aultres; oultre ce qu'il n'est point de difficile apprest, ny mal aysé à trouver consideration non mesprisable.

on,

Dans ce noble combat, le grand Socrate remporta, ditla palme. PSEUDO-GALLUS, I, 47.

2 On raconte aussi du vieux Caton que le vin réchauffait souvent sa vertu. HOR. Od. III, 21, 11. Voyez J. B. ROUSSEAU, Odes, II, 1.

3 PLUTARQUE, Vie d'Artaxerxès, c. 2. C.

4 Célèbre par son avarice, qui lui a valu cette épitaphe de Buchanan :

Silvius hic silus est, gratis qui nil dedit unquam :
Mortuus est; gratis quod legis ista, dolet.

5 HÉRODOTE, I, 133, et autres auteurs. C.

Un homme avancé en dignité et en aage, entre trois principales commoditez qu'il me disoit luy rester en la vie, comptoit cette cy; et où les veult on trouver plus iustement qu'entre les naturelles? mais il la prenoit mal: la delicatesse y est à fuyr, et le soigneux triage du vin; si vous fondez vostre volupté à le boire friand, vous vous obligez à la douleur de le boire aultre. Il fault avoir le goust plus lasche et plus libre pour estre bon beuveur, il fault un palais moins tendre. Les Allemans boivent quasi egualement de tout vin avecques plaisir; leur fin, c'est l'avaller, plus que le gouster: ils en ont bien meilleur marché; leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Secondement, boire à la françoise, à deux repas et modereement, c'est trop restreindre les faveurs de ce dieu; il y fault plus de temps et de constance : les anciens franchissoient des nuicts entieres à cet exercice, et y attachoient souvent les iours; et si fault dresser son ordinaire plus large et plus ferme. I'ay veu un grand seigneur de mon temps, personnage de haultes entreprinses et fameux succez, qui sans effort, et au train de ses repas communs, ne beuvoit gueres moins de cinq lots de vin '; et ne se monstroit, au partir de là, que trop sage et advisé aux despens de nos affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie, doit en employer plus d'espace. Il fauldroit, comme des garsons de boutique et gents de travail, ne refuser nulle occasion de boire, et avoir ce desir tousiours en teste; il semble que touts les iours nous raccourcissons l'usage de cettuy cy: et qu'en nos maisons, comme l'ay veu en mon enfance, les desieuners, les ressiners et les collations feussent plus frequentes et ordinaires qu'à present. Seroit ce qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement? Vrayement non: mais ce peult estre que nous sommes beaucoup plus iectez à la paillardise, que nos peres. Ce sont deux occupations qui s'entr'empeschent en leur vid'une gueur : elle a affoibly nostre estomach, part; et d'aultre part, la sobrieté sert à nous rendre plus coints 3, plus damerets, pour l'exercice de l'amour.

3

Environ dix bouteilles.

2

Le ressiner, ou plutôt reciner, du latin recænare, d'après le Duchat sur Rabelais, c'est le goûter, la collation qu'on fait quelque temps après le diner. « Il n'est desieuner que d'escholiers; dipner que d'advocats; ressiner que de vignerons; soupper que de marchands. » RABELAIS, IV, 46. C.

3 Coint et joli, termes synonymes, selon Nicot: cultus, comptus. Coint, c'est, dit Borel, beau, galant, ajusté. C.

C'est merveille des contes que i'ay ouy faire à mon pere, de la chasteté de son siecle. C'estoit à luy d'en dire, estant tres advenant, et par art et par nature, à l'usage des dames. Il parloit peu et bien; et si mesloit son langage de quelque ornement des livres vulgaires, sur tout espaignols; et entre les espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu'ils nommoient Marc Aurele 1. Le port, il l'avoit d'une gravité doulce, humble et tres modeste; singulier soing de l'honnesteté et decence de sa personne et de ses habits, soit à pied, soit à cheval: monstrueuse foy en ses paroles; et une conscience. et religion, en general, penchant plustost vers la superstition que vers l'aultre bout: pour un homme de petite taille, plein de vigueur, et d'une stature droicte et bien proportionnee; d'un visage agreable, tirant sur le brun; adroict et exquis en touts nobles exercices. l'ay veu encores des cannes farcies de plomb, desquelles on dict qu'il exerceoit ses bras pour se preparer à ruer la barre, ou la pierre, ou à l'escrime; et des souliers aux semelles plombees, pour s'alleger au courir et au saulter. Du primsault il a laissé en memoire des petits miracles: ie l'ay veu, par delà soixante ans, mocquer de nos alaigresses3, se iecter avecques sa robbe fourree sur un cheval, faire le tour de la table sur son poulce, ne monter gueres en sa chambre sans s'eslancer trois ou quatre degrez à la fois. Sur mon propos, il disoit qu'en toute une province, à peine y avoit il une femme de qualité qui feust mal nommee; recitoit des estranges privautez, nommeement siennes, avec des honnestes femmes, sans souspeçon quelconc'estoit aprez avoir que; et de soy, iuroit sainctement estre venu vierge à son mariage; et si,

se

des

eu longue part aux guerres delà les monts, quelles il nous a laissé un papier iournal de sa main, suyvant poinct par poinct ce qui s'y passa et pour le publicque, et pour son privé. Aussi se maria il bien avant en aage, l'an mil cinq cents vingt et huict, qui estoit son trente et troisiesme, sur le chemin de son retour d'Italie. Revenons à nos bouteilles.

Les incommoditez de la vieillesse, qui ont be soing de quelque appuy et refreschissement, pourroient m'engendrer avecques raison desir de

L'Horloge des princes, ou le Marc-Aurèle, par Antoine Guevara. Voyez BAYLE, à l'article Guevara. C.

2 C'est-à-dire du premier saut. Prin, vieux mot qui signifie premier. Ce mot nous est resté dans printemps, primum tempus. De primsault on a fait primsaultier, dont Montaigne se sert ailleurs en parlant de lui-même. C.

3 De notre agilité. · Alaigre et deliberé, alacer, vegetus. Alegresse, alaigreté, agilitas, alacritas. Nicor. C.

abstienne sur le poinct d'executer sa charge, et de consulter des affaires publicques; Qu'on n'y employe le iour, temps deu à d'aultres occupations, ny celle nuict qu'on destine à faire des enfants.

Ils disent que le philosophe Stilpon, aggravé de vieillesse, hasta sa fin à escient par le bruvage de vin pur2. Pareille cause, mais non du propre desseing, suffoqua aussi les forces abbattues par l'aage du philosophe Arcesilaus 3.

Mais c'est une vieille et plaisante question, << si l'ame du sage seroit pour se rendre à la force du vin, »

Si munitæ adhibet vim sapientiæ 4.

cette faculté; car c'est quasi le dernier plaisir que | guerre'; Que tout magistrat et tout iuge s'en le cours des ans nous desrobbe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se prend premierement aux pieds; celle là touche l'enfance de là elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps, et y produict, selon moy, les seuls vrays plaisirs de la vie corporelle; les aultres voluptez dorment au prix : sur la fin, à la mode d'une vapeur qui va montant et s'exhalant, elle arrive au gosier, où elle faict sa derniere pose. Ie ne puis pourtant entendre comment on vienne à alonger le plaisir de boire oultre la soif, et se forger en l'imagination un appetit artificiel et contre nature: mon estomach n'iroit pas iusques là; il est assez empesché à venir à bout de ce qu'il prend pour son besoing. Ma constitution est ne faire cas du boire que pour la suitte du manger; et boy, à cette cause, le dernier coup tousiours le plus grand. Et parce qu'en la vieillesse nous apportons le palais encrassé de rheume, ou alteré par quelque aultre mauvaise constitution, le vin nous semble meilleur, à mesme que nous avons ouvert et lavé nos pores : au moins il ne m'advient gueres que, pour la premiere fois, i'en prenne bien le goust. Anacharsis s'estonnoit que les Grecs beussent, sur la fin du repas, en plus grands verres qu'au commencement: c'estoit, comme ie pense, pour la mesme raison que les Allemans le font, qui commencent lors le combat à boire d'autant.

Platon deffend aux enfants de boire vin avant

dix huict ans, et avant quarante de s'enyvrer; mais à ceulx qui ont passé les quarante, il pardonne de s'y plaire, et de mesler un peu largement en leurs convives l'influence de Dionysius, ce bon dieu qui redonne aux hommes la gayeté, et la ieunesse aux vieillards, qui addoulcit et amollit les passions de l'ame, comme le fer s'amollit par le feu et en ses loix, treuve telles assemblees à boire utiles, pourveu qu'il y aye un chef de bande à les contenir et reigler; l'yvresse estant, dict il, une bonne espreuve et certaine de la nature d'un chascun, et quand et quand propre à donner aux personnes d'aage le courage de s'esbaudir en dances et en la musique; choses utiles, et qu'ils n'osent entreprendre en sens rassis: Que le vin est capable de fournir à l'ame de la temperance, au corps de la santé. Toutesfois ces restrictions, en partie empruntees des Carthaginois, luy plaisent Qu'on s'en espargne en expedition de

'DIOGÈNE LAERCE, I, 104. C. a Lois, liv. II, p. 581. C.

A combien de vanité nous poulse cette bonne
opinion que nous avons de nous! La plus reiglee
ame du monde et la plus parfaicte n'a que trop à
faire à se tenir en pieds, et à se garder de s'em-
porter par terre de sa propre foiblesse de mille
il n'en est pas une qui soit droicte et rassise un
instant de sa vie ; et se pourroit mettre en doubte,
si selon sa naturelle condition, elle y peult iamais
estre mais d'y ioindre la constance, c'est sa der-
niere perfection; ie dis quand rien ne la chocque-
roit, ce que mille accidents peuvent faire : Lu-
crece, ce grand poëte, a beau philosopher et se
bander; le voylà rendu insensé par un bruvage
amoureux. Pensent ils qu'une apoplexie n'estour-
disse aussi bien Socrates qu'une portefais? Les
uns ont oublié leur nom mesme par la force d'une
maladie; et une legiere bleceure a renversé le
iugement à d'aultres. Tant sage qu'il vouldra,
mais enfin c'est un homme; qu'est il plus ca-
ducque, plus miserable, et plus de neant? La
sagesse ne force pas nos conditions naturelles :
Sudores itaque, et pallorem existere toto
Corpore, et infringi linguam, vocemque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere, ex animi terrore, videmus 5:
fault qu'il cille les yeulx au coup qui le me-
nace; il fault qu'il fremisse planté au bord d'un
precipice, comme un enfant ; nature ayant voulu
rité, inexpugnables à nostre raison et à la vertu
se reserver ces legieres marques de son aucto-
stoïque, pour luy apprendre sa mortalité et

il

Lois, liv. II, vers la fin. C.

2 DIOGÈNE LAERCE, II, 120. C.
3 ID. IV, 44. C.

4 Si le vin peut terrasser la sagesse la plus ferme. HOR. Od. III, 28, 4. C'est ici une parodie plutôt qu'une citation. C. 5 Aussi, lorsque l'esprit est frappé de terreur, tout le corps pálit et se couvre de sueur, la langue bégaye, la voix s'éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, la machine se reláche et s'affaisse. LUCRÈCE, III, 155.

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