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pour monstrer combien il estoit indifferent par où nous allassions. De Platon nasquirent dix sectes diverses, dict on; aussi, à mon gré, iamais instruction ne feut titubante et rien asseverante, si la sienne ne l'est.

I

Socrates disoit que les sages femmes, en prenant ce mestier de faire engendrer les aultres, quittent le mestier d'engendrer, elles que luy, par le tiltre de Sage homme que les dieux luy ont deferé, s'estoit aussi desfaict, en son amour virile et mentale, de la faculté d'enfanter; se contentant d'ayder et favorir de son secours les engendrants, ouvrir leur nature, graisser leurs conduicts, faciliter l'yssue de leur enfantement, iuger d'iceluy, le baptizer, le nourrir, le fortifier, l'emmailloter, et circoncire; exerceant et maniant son engein aux perils et fortunes d'aultruy.

Il est ainsi de la pluspart des aucteurs de ce tiers genre, comme les anciens ont remarqué des escripts d'Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Xenophanes et aultres : ils ont une forme d'escrire doubteuse en substance et en desseing, enquerant plustost qu'instruisant, encores qu'ils entresement leur style de cadences dogmatistes. Cela se veoid il pas aussi bien en Seneque et en Plutarque? combien disent ils tantost d'un visage, tantost d'un aultre, pour ceulx qui y regardent de prez! Et les reconciliateurs des iurisconsultes debvoient premierement les concilier chascun à soy. Platon me semble avoir aymé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies. Diversement traicter les matieres, est aussi bien les traicter que conformement, et mieulx; à sçavoir, plus copieusement et utilement. Prenons exemple de nous les arrests font le poinct extreme du parler dogmatiste et resolutif; si est ce que ceulx que nos parlements presentent au peuple, les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la reverence qu'il doibt à cette dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l'exercent, prennent leur beaulté, non de la conclusion, qui est à eulx quotidienne, et qui est commune à tout iuge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations, que la matiere du droict souffre : et le plus large champ aux reprehensions des uns philosophes à l'encontre des aultres, se tire des contradictions et diversitez en quoy chascun d'eulx se treuve empestré; ou par desseing, pour

Dans le Théétète de PLATON.

monstrer la vacillation de l'esprit humain autour de toute matiere, ou forcé ignoramment par la volubilité et incomprehensibilité de toute matiere; que signifie ce refrain, « En un lieu glissant et coulant suspendons nostre creance; car, comme dict Euripides,

Les œuvres de Dieu, en diverses

Façons, nous donnent des traverses 1;

semblable à celuy qu'Empedocles semoit souvent en ses livres, comme agité d'une divine fureur, et forcé de la verité : « Non, non, nous ne sentons rien, nous ne veoyons rien; toutes choses nous puissions establir quelle elle est2; » revenous sont occultes; il n'en est aulcune de laquelle nant à ce mot divin: Cogitationes mortalium timida, et incertæ adinventiones nostræ et providentiæ3. Il ne fault pas trouver estrange, si gents desesperez de la prinse n'ont pas laissé d'avoir plaisir à la chasse, l'estude estant de soy une occupation plaisante; et si plaisante, que parmy les voluptez, les stoïciens deffendent aussi celle qui vient de l'exercitation de l'esprit, y veulent de la bride, et treuvent de l'intemperance à trop sçavoir.

Democritus ayant mangé à sa table des figues qui sentoient le miel, commencea soubdain à chercher en son esprit d'où leur venoit cette doulceur inusitee; et pour s'en esclaircir, s'alloit lever de table pour veoir l'assiette du lieu où ces figues avoient esté cueillies : sa chambriere ayant entendu la cause de ce remuement, luy dict, en riant, qu'il ne se peinast plus pour cela; car c'estoit qu'elle les avoit mises en un vaisseau où il y avoit eu du miel. Il se despita dequoy elle luy avoit osté l'occasion de cette recherche, et desrobbé matiere à sa curiosité. « Va, luy diet il, tu m'as faict desplaisir; ie ne lairray pourtant d'en chercher la cause, comme si elle estoit naturelle 4: » et volontiers n'eust failly de trouver quelque raison vraye à un effect fauls et supposé. Cette histoire d'un fameux et grand philosophe nous represente bien clairement cette passion stu dieuse qui nous amuse à la poursuitte des choses, de l'acquest desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu'un

I PLUTARQUE, Des oracles qui ont cessé, c. 25, traduction d'Amyot. C.

2 CIC. Academ. II, 5; SEXTUS EMPIRICUS, Advers. mathem. p. 160. C.

3 Les pensées des hommes sont timides; leur prévoyance et leurs inventions sont incertaines. Sagesse, IX, 14.

4 PLUTARQUE (Propos de table, 1. I, quest. 10) fait manger un concombre à Démocrite, Tèv cixucy, et non pas une figue, to ouxcv. Montaigne a suivi la version française d'Amyot, ou le latin de Xylander. C.

qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce dequoy | il estoit en doubte, pour ne perdre le plaisir de le chercher; comme l'aultre, qui ne vouloit pas que son medecin luy ostast l'alteration de la fiebvre, pour ne perdre le plaisir de l'assouvir en beuvant. Satius est supervacua discere, quam nihil'. Tout ainsi qu'en toute pasture, il y a le plaisir souvent seul; et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n'est pas tousiours nutritif ou sain pareillement ce que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d'estre voluptueux, encores qu'il ne soit ny alimentant ny salutaire. Voycy comme ils disent : «< La consideration de la nature est une pasture propre à nos esprits; elle nous esleve et enfle, nous faict desdaigner les choses basses et terriennes, par la comparaison des superieures et celestes; la recherche mesme des choses occultes et grandes est tres plaisante, voire à celuy qui n'en acquiert que la reverence et crainte d'en iuger : » ce sont des mots de leur profession'. La vaine image de cette maladifve curiosité se veoid plus expressement encores en cet aultre exemple, qu'ils ont par honneur si souvent en la bouche: Eudoxus souhaittoit et prioit les dieux, qu'il peust une fois veoir le soleil de prez, comprendre sa forme, sa grandeur et sa beaulté, à peine d'en estre brulsé soubdainement 3. Il veult, au prix de sa vie, querir une science de laquelle l'usage et possession luy soit quand et quand ostee; et pour cette soubdaine et volage cognoissance, perdre toutes aultres cognoissances qu'il a, et qu'il peult acquerir par aprez.

ac

Ie ne me persuade pas ayseement qu'Epicurus, Platon et Pythagoras, nous ayent donné pour argent comptant leurs Atomes, leurs Idees, et leurs Nombres : ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debattable. Mais en cette obscurité et ignorance du monde, chascun de ces grands personnages s'est travaillé d'apporter une telle quelle image de lumiere; et ont promené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence, pourveu que, toute faulse, elle se peust maintenir contre les oppositions con

Il vaut mieux apprendre des choses inutiles, que de ne rien apprendre. SÉNÈQUE, Epist. 88.

Ainsi s'expriment CICERON, Academ. II, 41; SÉNÈQUE, Nat. quæst. I, proem. etc. J. V. L.

3 PLUTARQUE, Qu'on ne sçauroit vivre joyeusement selon la doctrine d'Epicure, c. 8 de la traduction d'Amyot. Vous trouverez dans DIOGÈNE LAERCE, 1. VIII, segm. 86-91, la Vie d'Eudorus, célèbre philosophe pythagoricien, qui était contemporain de Platon. C.

traires : unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiæ vi1.

Un ancien à qui on reprochoit qu'il faisoit profession de la philosophie, de laquelle pourtant en son iugement il ne tenoit pas grand compte, respondit « que cela c'estoit vrayement philosopher. » Ils ont voulu considerer tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous: aulcunes choses ils les ont escriptes pour le besoing de la societé publicque, comme leurs religions; et a esté rai sonnable, pour cette consideration, que les communes opinions ils n'ayent voulu les espelucher au vif, aux fins de n'engendrer du trouble en l'obeïssance des loix et coustumes de leur païs.

Platon traicte ce mystere d'un ieu assez descouvert : car où il escript selon soy, il ne prescript rien à certes : quand il faict le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant, et si y mesle hardiement les plus fantastiques de ses inventions, autant utiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soy mesme; sçachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et, sur toutes, les plus farouches et enormes et pourtant, en ses loix, il a grand soing qu'on ne chante en publicque que des poësies desquelles les fabuleuses feinctes tendent à quelque utile fin; estant si facile d'imprimer toute sorte de phantosmes en l'esprit humain, que c'est iniustice de ne le paistre plustost de mensonges proufitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables; il dict tout destrousseement, en sa Republique 3, 3 « que pour le proufit des hommes, il est souvent besoing de les piper. » Il est aysé à distinguer quelques sectes avoir plus suyvy la verité, quelques aultres l'utilité, par où celles cy ont gaigné credit. C'est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination pour le plus vray, ne s'y presente pas pour le plus utile à nostre vie : les plus hardies sectes, epicurienne, pyrrhonienne, nouvelle academique, encores sont elles contrainctes de se plier à la loy civile, au bout du compte.

Il y a d'aultres subiects qu'ils ont beluttez 4, qui à gauche, qui à dextre, chascun se travaillant d'y donner quelque visage, à tort ou à droict; car n'ayant rien trouvé de si caché de

I Ces systèmes sont les fictions du génie de chaque philo sophe, plutôt que le résultat de leurs découvertes. M. SENEC Suasor. 4.

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quoy ils n'ayent voulu parler, il leur est souvent force de forger des coniectures foibles et folles, non qu'ils les prinssent eulx mesmes pour fondement, ny pour establir quelque verité, mais pour l'exercice de leur estude: non tam id sensisse quod dicerent, quam exercere ingenia materiæ difficultate videntur voluisse. Et si on ne le prenoit ainsi, comment couvririons nous une si grande inconstance, varieté et vanité d'opinions, que nous veoyons avoir esté produictes par ces ames excellentes et admirables? Car, pour exemple, qu'est il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et coniectures? le reigler, et le monde, à nostre capacité et à nos loix? et nous servir, aux despens de la Divinité, de ce petit eschantillon de suffisance qu'il luy a pleu despartir à nostre naturelle condition? et parce que nous ne pouvons estendre nostre veue iusques en son glorieux siege, l'avoir ramené çà bas à nostre corruption et à nos miseres?

De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vraysemblance et plus d'excuse, qui recognoissoit Dieu comme une puissance incomprehensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l'honneur et la reverence que les humains luy rendoient, soubs quelque visage, soubs quelque nom et en quelque maniere que ce feust:

Jupiter omnipotens, rerum, regumque, deumque
Progenitor, genitrixque 2.

Ce zele universellement a esté veu du ciel de bon œil. Toutes polices ont tiré fruict de leur devotion; les hommes, les actions impies, ont eu par tout les evenements sortables 3. Les histoires païennes recognoissent de la dignité, ordre, iustice, et des prodiges et oracles employez à leur proufit et instruction, en leurs religions fabuleuses Dieu par sa misericorde, daignant, à l'adventure, fomenter, par ces benefices temporels, les tendres principes d'une telle quelle brute cognoissance, que la raison naturelle leur donnoit de luy au travers des faulses images de

Ils semblent avoir écrit, moins par suite d'une conviction profonde, que pour exercer leur esprit par la difficulté du sujet.

Tout-puissant Jupiter, père et mère du monde, et des dieux, et des rois. VALERIUS SORANUS, ap. D. AUGUSTIN, de Civit. Dei, VII, 9 et II.

3 Montaigne lui-même, au 1. 1, c. 31, blâme l'usage de chercher à affermir et appuyer nostre religion par la prosperité de nos entreprinses. « Nostre creance, dit-il, a assez d'aultres fondements, sans l'auctoriser par les evenements. » D. A.

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leurs songes. Non seulement faulses, mais impies aussi et iniurieuses, sont celles que l'homme a forgé de son invention; et de toutes les religions que sainct Paul trouva en credit à Athenes, celle qu'ils avoient dediee « à une divinité cachee et incogneue,» luy sembla la plus excusable '. Pythagoras adumbra la verité de plus prez, iugeant que la cognoissance de cette Cause premiere et Estre des estres debvoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration; que ce n'estoit aultre chose que l'extreme effort de nostre imagination vers la perfection, chascun en amplifiant l'idee selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de conformer à ce proiect la devotion de son peuple, l'attacher à une religion purement mentale, sans obiect prefix et sans meslange materiel, il entreprint chose de nul usage : l'esprit humain ne se sçauroit maintenir, vaguant en cet infiny de pensees informes; il les luy fault compiler en certaine image à son modelle. La maiesté divine s'est ainsi, pour nous, aulcunement laissé circonscrire aux limites corporelles : ses sacrements supernaturels et celestes ont des signes de nostre terrestre condition; son adoration s'exprime par offices et paroles sensibles : car c'est l'homme qui croit et qui prie. Ie laisse à part les aultres arguments qui s'employent à ce subiect: mais à peine me feroit on accroire que la veue de nos crucifix et peincture de ce piteux supplice, que les ornements et mouvements cerimonieux de nos eglises, que les voix accommodees à la devotion de nostre pensee, et cette esmotion des sens, n'eschauffent l'ame des peuples d'une passion religieuse de tres utile effect.

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L'œil du monde; et si Dieu au chef porte des yeulx,
Les rayons du soleil sont ses yeulx radieux,
Qui donnent vie à touts, nous maintiennent et gardent,
Et les faicts des humains en ce monde regardent :
Ce beau, ce grand soleil qui nous faict les saisons,
Selon qu'il entre ou sort de ses douze maisons;
Qui remplit l'univers de ses vertus cogneues;
Qui d'un traict de ses yeulx nous dissipe les nues :
L'esprit, l'ame du monde, ardent et flamboyant,
En la course d'un iour tout le ciel tournoyant:
Plein d'immense grandeur, rond, vagabond, et ferme;
Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme :

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tiesme et huictiesme, le soleil et la lune. Heraclides Ponticus ne faict que vaguer entre ses advis, et enfin prive Dieu de sentiment, et le faict remuant de forme à aultre; et puis dict que c'est le ciel et la terre. Theophraste se promeine, de pairresolution, entre toutes ses fantasies; attribuant l'intendance du monde, tantost à l'entendement, tantost au ciel, tantost aux estoiles : Strato, que c'est nature ayant la force d'engendrer, augmenter, et diminuer, sans forme et sentiment: Zeno, la loy naturelle, commandant le bien et prohibant le mal; laquelle loy est un ani

Vesta: Diogenes Apolloniates, que c'est l'aage '. Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n'ayant rien de commun avecques l'humaine nature. Ariston estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens, et ignore s'il est animant ou aultre chose: Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l'ame de nature, tantost la chaleur supreme entourant et enveloppant tout. Perseus, auditeur de Zeno, a tenu qu'on a surnommé dieux ceulx qui avoient apporté quelque notable utilité à l'humaine vie, et les choses mesmes proufitables. Chrysippus faisoit un amas confus de toutes les precedentes sentences, et compte entre mille formes de dieux qu'il faict, les hommes aussi qui sont immortalisez. Diagoras et Theodorus nioient tout sec qu'il y eust des dieux. Epicurus faict les dieux luisants, transparents et perflables, logez, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups; revestus d'une humaine figure et de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage: Ego deum genus esse semper duxi, et dicam cœlitum; Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus 3

En repos, sans repos; oysif, et sans seiour; Fils aisné de nature, et le pere du iour 1: d'autant qu'oultre cette sienne grandeur et beaulté, c'est la piece de cette machine que nous descouvrons la plus esloingnee de nous, et par ce moyen si peu cogneue, qu'ils estoient pardon-reille nables d'en entrer en admiration et reverence. Thales, qui le premier s'enquit de telle matiere, estima Dieu un esprit qui feit d'eau toutes choses: Anaximander, que les dieux estoient mourants et naissants à diverses saisons, et que c'estoient des mondes infinis et sans nombre : Anaximenes, que l'air estoit dieu, qu'il estoit pro-mant; et oste les dieux accoustumez, Iupiter, Iuno, duict et immense, tousiours mouvant. Anaxagoras, le premier, a tenu la descripiton et maniere de toutes choses estre conduicte par la force et raison d'un esprit infiny. Alemæon a donné la divinité au soleil, à la lune, aux astres, et à l'ame. Pythagoras a faict Dieu un esprit espandu par la nature de toutes choses, d'où nos ames sont desprinses: Parmenides, un cercle entourant le ciel et maintenant le monde par l'ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faictes Protagoras, n'avoir rien que dire s'ils sont ou non, ou quels ils sont : Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont dieux; tantost cette nature qui eslance ces images; et puis nostre science et intelligence. Platon dissipe sa creance à divers visages: il dict, au Timee, le pere du monde ne se pouvoir nommer; aux Loix, qu'il ne se fault enquerir de son estre; et ailleurs, en ces mêmes livres, il faict le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos ames, dieux; et receoit en oultre ceulx qui ont esté receus par l'ancienne institution, en chasque republique. Xenophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates: tantost qu'il ne se fault enquerir de la forme de Dieu; et puis il luy faict establir que le soleil est dieu, et l'ame dieu; qu'il n'y en a qu'un; et puis, qu'il y en a plusieurs. Speusippus, nepveu de Platon, faict dieu certaine force gouvernant les choses, et qu'elle est animale: Aristote, asture que c'est l'esprit, asture le monde; asture il donne un aultre maistre à ce monde, et asture faict dieu l'ardeur du ciel. Xenocrates en faict huict : les cinq nommez entre les planetes; le sixiesme, composé de toutes les estoiles fixes, comme de ses membres; le sep

* Ces vers sont empruntés de Ronsard. DD.

2 Cette analyse de la théologie païenne est extraite surtout de CICERON, de Nat. deor. I, 10, 11, 12, etc. Il est inutile de multiplier les renvois. J. V. L.

Fiez vous à vostre philosophie; vantez vous d'avoir trouvé la febve au gasteau, à veoir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques! Le trouble des formes mondaines a gaigné sur moy, que les diverses mœurs et fantasies aux miennes ne me desplaisent pas tant comme

On a essayé en vain de défendre ce texte. Celui de CICERON, de Nat. deor. I, 12, « Aër, quo Diogenes Apolloniates utitur deo,» prouve incontestablement qu'il faut ici l'air, au lieu de l'aage; et Coste n'avait pas même besoin de citer encore à l'appui de cette opinion saint Augustin, de Civ. Dei, VIII, 2, et Bayle, à l'article Diogène d'Apollonie. Montaigne lui-même dit plus bas dans ce chapitre : « Ou l'infinité de nature d'Anaximander, ou l'air de Diogenes, ou les nombres et symmetries de Pythagoras, etc. » J. V. L.

Perlucidos et perflabiles. CIC. de Divinat. II, 17. C.

3 Il est des dieux, des dieux sans amour, sans courroux, Dont les regards jamais ne s'abaissent sur nous.

J'ai traduit ainsi les deux vers d'Ennius, rapportés par CrCERON, de Divinat. H, 50. J. V. L.

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elles m'instruisent, ne m'enorgueillissent pas tant comme elles m'humilient en les conferant; et tout aultre chois que celui qui vient de la main expresse de Dieu, me semble chois de peu de prerogative. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce subiect que les escholes: par où nous pouvons apprendre que la fortune mesme n'est pas plus diverse et variable que nostre raison, ny plus aveugle et inconsideree. Les choses les plus ignorees sont plus propres à estre deïfiees: parquoy, de faire de nous des dieux, comme l'ancienneté, cela surpasse l'extreme foiblesse de discours. l'eusse encores plustost suyvy ceulx qui adoroient le serpent, le chien et le bœuf; d'autant que leur nature et leur estre nous est moins cogneu, et avons plus de loy d'imaginer ce qu'il nous plaist de ces bestes là, et leur attribuer des facultez extraordinaires: mais d'avoir faict des dieux de nostre condition, de laquelle nous debvons cognoistre l'imperfection, leur avoir attribué le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations et les parenteles, l'amour et la ialousie, nos membres et nos os, nos fiebvres et nos plaisirs, nos morts, nos sepultures, il fault que cela soit party d'une merveilleuse yvresse de l'entendement humain; Quæ procul usque adeo divino ab numine distant, Inque deum numero quæ sint indigna videri1: Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt; genera, coniugia, cognationes, omniaque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam et perturbatis animis inducuntur; accipimus enim deorum cupiditates, ægritudines, iracundias'; comme d'avoir attribué la divinité non seulement à la foy, à la vertu, à l'honneur, concorde, liberté, victoire, pieté, mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misere, à la peur, à la fiebvre et à la male fortune, et aultres iniures de nostre vie fraile et caducque: Quid iuvat hoc, templis nostros inducere mores? O curvæ in terris animæ, et cœlestium inanes3! Les Aegyptiens, d'une imprudente prudence, deffendoient, sur peine de la hart, que nul eust à dire que Serapis et Isis, leurs dieux, eussent aultrefois esté hommes; et nul n'ignoroit qu'ils

Toutes choses qui sont indignes des dieux, et qui n'ont rien de commun avec leur naturè. LUCRÈCE, V, 123.

a On connait les différentes figures de ces dieux, leur âge, leurs habillements, leurs ornements, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances; et on les représente, à tous égards, sur le modèle de l'infirmité humaine, sujets aux mêmes passions, amoureux, chagrins, colères. Cic. de Nat. deor. II, 28. 3 Pourquoi consacrer dans les temples la corruption de nos mœurs? O ȧmes attachées à la terre, et vides de célestes pensées! PERSE, Sat. II, 62 et 61.

ne l'eussent esté : et leur effigie, representee le doigt sur la bouche, signifioit, diet Varro', cette ordonnance mysterieuse à leurs presbtres, de taire leur origine mortelle, comme, par raison necessaire, annullant toute leur veneration. Puis que l'homme desiroit tant de s'apparier à Dieu, il eust mieulx faict, dict Cicero, de ramener à soy les conditions divines et les attirer çà bas, que d'envoyer là hault sa corruption et sa misere: mais, à le bien prendre, il a faict, en plusieurs façons, et l'un et l'aultre, de pareille vanité d'opinion.

Quand les philosophes espeluchent la hierarchie de leurs dieux, et font les empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges et leur puissance, ie ne puis pas croire qu'ils parlent à certes. Quand Platon nous deschiffre le vergier de Pluton, et les commoditez ou peines corporelles qui nous attendent encores aprez la ruyne et aneantissement de nos corps, et les accommode au ressentiment que nous avons en cette vie :

Secreti celant calles, et myrtea circum

Silva tegit curæ non ipsa in morte relinquunt3; quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d'or et de pierreries, peuplé de garses d'excellente beaulté, de vins et de vivres singuliers: je veoy bien que ce sont des mocqueurs qui se plient à nostre bestise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et esperances, convenables à nostre mortel appetit. Si sont aulcuns des nostres tumbez en pareil erreur, se pro mettants, aprez la resurrection, une vie terrestre et temporelle, accompaignee de toutes sortes de plaisirs et commoditez mondaines. Croyons nous que Platon, luy qui a eu ses conceptions si celestes, et si grande accointance à la divinité, que le surnom luy en est demeuré, ayt estimé que l'homme, cette pauvre creature, eust rien en luy d'applicable à cette incomprehensible puissance? et qu'il ayt cru que nos prinses languissantes feussent capables, ny la force de nostre sens assez robuste, pour participer à la beatitude ou peine eternelle? Il fauldroit luy dire, de la part de la raison humaine : Si les plaisirs que tu nous promets en l'aultre vie sont de ceulx que l'ay sentis çà bas, cela n'a rien de commun avecques l'infinité. Quand touts mes cinq sens de nature seroient combles de liesse, et cette ame saisie de tout le contentement qu'elle peult desirer et es

Cité par S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, XVIII, 5. C.
Tusc. quæst. I, 26. C.

3 Ils se cachent dans un bois de myrtes, coupé de sentiers solitaires; la mort même ne les a pas délivrés de leurs soucis. VIRG. Eneid. VI, 443.

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