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aultre ils luy permettoient cette propension,
luy deffendant toute resolution. L'advis des pyr-
rhoniens est plus hardy, et quand et quand plus
vraysemblable: car cette inclination academi-
que, et cette propension à une proposition plustost
qu'à une aultre, qu'est ce aultre chose que la
recognoissance de quelque plus apparente verité
en cette cy qu'en celle là? Si nostre entendement
est capable de la forme, des lineaments, du port
et du visage de la verité, il la verroit entiere,
aussi bien que demie, naissante et imperfecte :
cette apparence de verisimilitude, qui les faict
prendre plustost à gauche qu'à droicte, augmen-
tez la; cette once de verisimilitude qui incline
la balance, multipliez la de cent, de mille onces;
il en adviendra enfin que la balance prendra party
tout à faiet, et arrestera un chois et une verité
entiere. Mais comment se laissent ils plier à la
vraysemblance, s'ils ne cognoissent le vray?
comment cognoissent ils la semblance de ce de-
quoy ils ne cognoissent pas l'essence? Ou nous pou
vons iuger tout à faict; ou tout à faict nous ne le
pouvons pas. Si nos facultez intellectuelles et sen-
sibles sont sans fondement et sans pied, si elles ne
font que flotter et venter, pour neant laissons nous
emporter nostre iugement à aulcune partie de
leur operation, quelque apparence qu'elle semble
nous presenter; et la plus seure assiette de nostre
entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle là
où il se maintiendroit rassis, droict, inflexible,
sans bransle et sans agitation: inter visa, vera
aut falsa, ad animi assensum, nihil interest.
Que les choses ne logent pas chez nous en leur
forme et en leur essence, et n'y facent leur en-
tree de leur force propré et auctorité, nous le
veoyons assez : parce que s'il estoit ainsi, nous les
recevrions de mesme façon; le vin seroit tel en la
bouche du malade qu'en la bouche du sain;
celuy qui a des crevasses aux doigts, ou qui les
a gourds, trouveroit une pareille dureté au bois
ou au fer qu'il manié, que faict un aultre les
subiects estrangiers se rendent doncques à nostre
mercy; ils logent chez nous comme il nous plaist.
Or si de nostre part nous recevions quelque chose
sans alteration, si les prinses humaines estoient
assez capables et fermes pour saisir la verité par
nos propres moyens', ces moyens estants com-
muns à touts les hommes, cette verité se reiecteroit

:

1 Ou, beaucoup plus veritable et plus ferme, comme il y a dans l'édition in-4° de 1588, fol. 235 verso. Montaigne veut dire ici que l'opinion des pyrrhoniens est plus liée et se soutient mieux que celle des académiciens. C.

* Entre les apparences vraies ou fausses, pour l'assentiment de l'esprit, il n'y a point de différence. Cic. Acad. II, 28.

de main en main de l'un à l'aultre; et au moins se·
trouveroit il une chose au monde, de tant qu'il
y en a, qui se croiroit par les hommes d'un con-
sentement universel: mais ce qu'il ne se veoid
aulcune proposition qui ne soit debattue et con-
troversee entre nous, ou qui ne le puisse estre,
monstre bien que nostre iugement naturel ne saisit
pas bien clairement ce qu'il saisit; car mon iuge-
ment ne le peult faire recevoir au jugement de
mon compaignon : qui est signe que ie l'ay saisy
par quelque aultre moyen que par une naturelle
puissance qui soit en moy et en touts les hommes.
...Laissons à part cette infinie confusion d'opi-
nions qui se veoid entre les philosophes mésmes,
et ce debat perpetuel et universel en la cognois-
sance des choses: car cela est presupposé tres
veritablement, Que d'aulcune chose les hommes,
ie dis les sçavants les mieulx nayz, les plus suf-
fisants, ne sont d'accord, non pas que le ciel
soit sur nostre teste; car ceulx qui doubtent de
tout, doubtent aussi de cela; et ceulx qui nient
que nous puissions comprendre aulcune chose,
disent que nous n'avons pas comprins que le
ciel soit sur nostre teste et ces deux opinións
sont, en nombre, sans comparaison les plus fortes.

Oultre cette diversité et division înfinie, par le trouble que nostre iugement nous donne à nous mesmes, et l'incertitude que chascun sent en soy, il est aysé à veoir qu'il a son assiette bien mal asseuree. Combien diversement iugeons nous des choses! combien de fois changeons nous nos fantasies! Ce que ie tiens auiourd'huy, et ce que ie croy, ie le tiens et le croy de toute mal croyance; touts mes utils et touts més ressorts empoignent cette opinion, et m'en respondent sur tout ce qu'ils peuvent : ie ne sçaurois embrasser aulcune verité, ny la conserver avecques plus d'asseurance, que ie fois cette cy; l'y suis tout entier, i'y suis voirement: mais ne m'est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et touts les iours, d'avoir embrassé quelque aultre chose, à tout ces mesmes instruments, en cette mesme condition, que depuis l'ay iugee faulse? Au moins fault il devenir sage à ses propres despens: si ie me suis trouvé souvent trahy soubs cette couleur; si ma touche se treuve ordinairement faulse, et ma balance ineguale et iniuste, quelle asseurance en puis ie prendre à cette fois plus qu'aux aultres? n'est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cents fois de place, qu'elle ne face que vuider et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans

nostre creance aultres et aultres opinions; tousiours la presente et la derniere, c'est la certaine et l'infaillible: pour cette cy il fault abbandonner les biens, l'honneur, la vie et le salut, et tout;

Posterior

res illa reperta

Perdit et immutat sensus ad pristina quæque1. Quoy qu'on nous presche, quoy que nous ap'prenions, il fauldroit tousiours se souvenir que c'est l'homme qui donne, et l'homme qui receoit : c'est une mortelle main qui nous le presente; c'est une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent du ciel ont seules droict et auctorité de persuasion; seules, la marque de verité : laquelle aussi ne veoyons nous pas de nos yeulx, ny ne la recevons par nos moyens ; cette saincte et grande image ne pour roit pas en un si chestif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faveur particuliere et supernaturelle. Au moins debvroit nostre condition faultiere nous faire porter plus modereement et retenuement en nos changements: il nous debvroit souvenir, quoy que nous receussions en l'entendement, que nous recevons souvent des choses faulses, et que c'est par ces mesmes utils qui se desmentent et qui se trompent souvent.

croy bien, repliqua il'; aussi ne suis ie pas ce
luy que ie suis estant sain: estant aultre, aussi
sont aultres mes opinions et fantasies. » En la
chicane de nos palais, ce mot est en usage, qui
se dict des criminels qui rencontrent les iuges
en quelque bonne trempe, doulce et debonnaire,
Gaudeat de bona fortuna2; car il est certain que
les iugements se rencontrent par fois plus ten-
dus à la condemnation, plus espineux et aspres,
tantost plus faciles, aysez, et enclins à l'excuse:
tel qui rapporte de sa maison la douleur de la
goutte, la ialousie, ou le larrecin de son valet,
ayant toute l'ame teincte et abbruvee de cholere,
il ne fault pas doubter que son iugement ne s'en
altere vers cette part là. Ce venerable senat d'A-
reopage iugeoit de nuict, de peur que la veue
des poursuyvants corrompist sa iustice. L'air
mesme et la serenité du ciel nous apporte quelque
mutation, comme dict ce vers grec, en Cicero,
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter auctifera lustravit lampade terras3.
Ce ne sont pas seulement les fiebvres, les bruva-
ges, et les grands accidents, qui renversent nos-
tre iugement; les moindres choses du monde le
tournevirent et ne fault pas doubter, encores
que nous ne le sentions pas, que si la fiebvre conti-
nue peult atterrer nostre ame, que la tierce n'y
apporte quelque alteration selon sa mesure et
proportion; si l'apoplexie assopit et esteinct tout
à faict la veue de nostre intelligence, il ne fault
pas doubter que le morfondement ne l'esblouïsse:
et par consequent, à peine se peult il rencontrer
une seule heure en la vie où nostre iugement se

subiect à tant de continuelles mutations, et estoffé de tant de sortes de ressorts, que i'en croy les medecins, combien il est mal aysé qu'il n'y en ayt tousiours quelqu'un qui tire de travers.

Or n'est il pas merveille s'ils se desmentent, estants si aysez à incliner et à tordre par bien legieres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre iugement, et les facultez de nostre ame, en general, souffrent selon les mouvements et alterations du corps, lesquelles alte-treuve en sa deue assiette, nostre corps estant rations sont continuelles n'avons nous pas l'esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif, en santé qu'en maladie? la ioye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subiects qui se presentent à nostreame, de tout aultre visage que le chagrin et la melancholie? Pensez vous que les vers de Catulle ou de Sappho rient à un vieillard avaricieux et rechigné, comme à un ieune homme vigoreux et ardent? Cleomenes, fils d'Anaxandridas, estant malade, ses amis lui reprochoient qu'il avoit des humeurs et fantasies nouvelles et non accoustumees : « Ie

1 La dernière nous dégoûte des premières, et les décrédite dans notre esprit. LUCRÈCE, V, 1413.

* Montaigne emploie ici ce mot elliptiquement, et peut-être d'après l'usage de son pays et de son temps, pour, ne pourrait pas tenir. Nous disons encore, par une ellipse presque semblable, Il n'en peut plus. J. V. L.

3 Texte de 1588; celui de 1595, pag. 370, porte fautive. J. V. L.

MONTAIGNE.

Au demourant, cette maladie ne se descouvre pas si ayseement, si elle n'est du tout extreme et irremediable; d'autant que la raison va tousiours, et torte, et boiteuse, et deshanchee, et avecques le mensonge, comme avecques la verité : par ainsin, il est mal aysé de descouvrir son mes

I PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. Montaigne change la traduction d'Amyot. J. V. L.

* Qu'il jouisse de ce bonheur. Traduction de Montaigne, dans son édition de Bordeaux, 1580, pag. 336, et dans celle de Paris, 1588, fol. 237 verso.

3 Les pensers des mortels, et leur deuil, et leur joie, Changent avec les jours que le ciel leur envoie. Vers traduits par Cicéron de l'Odyssée d'Homère, XVIII, 135, et que saint Augustin a conservés, de Civ. Dei, V, 8. J. V. L.

4 Le tournent et le virent en tout sens. E. J.

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compte et desreiglement. L'appelle tousiours raison cette apparence de discours que chascun forge en soy cette raison, de la condition de laquelle il y en peult avoir cent contraires autour d'un mesme subiect, c'est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable, et accommodable à touts biais et à toutes mesures; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon desseing qu'ayt un iuge, s'il ne s'escoute de prez, à quoy peu de gents s'amusent, l'inclination à l'amitié, à la parenté, à la beaulté et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet instinct fortuite, qui nous faict favoriser une chose plus qu'une aultre, et qui nous donne sans le congé de la raison le chois en deux pareils subiects, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son iugement la recommendation ou desfaveur d'une cause, et donner pente à la balance. Moy, qui m'espie de plus prez, qui ay les yeulx incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n'a pas fort à faire ailleurs,

Quis sub Arcto

Rex gelidæ metuatur oræ,
Quid Tiridatem terreat, unice
Securus 1,

à peine oseroy ie dire la vanité et la foiblesse
que ie treuve chez moy: i'ay le pied si instable
et si mal assis, ie le treuve si aysé à crouler et
si prest au bransle, et ma veue si desreiglee,
que à ieun ie me sens aultre qu'aprez le repas;
si ma santé me rid et la clarté d'un beau iour,
me voylà honneste homme; si i'ay un cor qui
me presse l'orteil, me voylà renfrongné, mal plai-
sant et inaccessible: un mesme pas de cheval
me semble tantost rude, tantost aysé; et mesme
chemin à cette heure plus court, une aultre fois
plus long; et une mesme forme, ores plus, ores
moins agreable : maintenant ie suis à tout faire,
maintenant à rien faire; ce qui m'est plaisir à cette
heure, me sera quelquesfois peine. Il se faict mille
agitations indiscrettes et casuelles chez moy : ou
l'humeur melancholique me tient, ou la chole-
rique; et de son auctorité privee, à cette heure
le chagrin predomine en moy, à cette heure l'a-
laigresse. Quand ie prens des livres, i'auray
apperceu, en tel passage, des graces excellentes,
et qui auront feru mon ame: qu'une aultre fois
i'y retumbe, i̇'ay beau le tourner et virer, i'ay
beau le plier et le manier, c'est une masse in-

Qui ne m'inquiète guère de savoir quel roi fait tout trembler sous l'Ourse glacée, et pourquoi Tiridate est dans les alarmes. HOR. Od. I, 26, 3.

cogneue et informe pour moy. En mes escripts mesmes, ie ne retreuve pas tousiours l'air de ma premiere imagination: ie ne sçay ce que i’ay voulu dire; et m'eschaulde souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valoit mieulx. Ie ne fois qu'aller et venir: mon iugement ne tire pas tousiours avant; il flotte, il vague,

Velut minuta magno

Deprensa navis in mari, vesaniente vento'.

Maintesfois, comme il m'advient de faire volontiers, ayant prins pour exercice et pour esbat, à maintenir une contraire opinion à la mienne, là, m'y attache si bien, que ie ne treuve plus la mon esprit s'appliquant et tournant de ce costé le m'entraisne quasi où ie penche, comment que raison de mon premier advis, et m'en despars. ce soit, et m'emporte de mon poids.

Chascun à peu prez en diroit autant de soy, s'il se regardoit comme moy : les prescheurs sçavent que l'esmotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance; et qu'en cholere nous nous addonnons plus à la deffense de nostre proposition, l'imprimons en nous, et l'embrassons avecques plus de vehemence et d'approbation, que nous ne faisons estants en nostre sens froid et reposé. Vous recitez simplement une cause à l'advocat il vous y respond chancellant et de prendre à soustenir l'un ou l'aultre party : doubteux; vous sentez qu'il luy est indifferent l'avez vous bien payé pour y mordre et pour s'en formalizer, commence il d'en estre interessé, y a il eschauffé sa volonté? sa raison et sa science s'y eschauffent quand et quand ; voylà une apparente et indubitable verité qui se presente à son entendement; il y descouvre une toute nouvelle lumiere, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire, ie ne sçay si l'ardeur qui naist du despit et de l'obstination à l'encontre de l'impression et violence du magistrat et du dangier, ou l'interest de la reputation, n'ont envoyé tel homme soustenir iusques au feu l'opinion pour laquelle, entre ses amis et en liberté, il n'eust pas voulu s'eschaulder le bout du doigt. Les secousses et esbranlements que nostre ame receoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle; mais encores plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse, qu'il est à l'adventure soustenable qu'elle n'a aulcune aultre allure et mouvement que du

• Comme une faible barque surprise en pleine mer par la fureur de la tempête. CATULLE, Epigr. XXV, 12.

souffle de ses vents, et que sans leur agitation
elle resteroit sans action, comme un navire en
pleine mer, que les vents abbandonnent de leur
secours : et qui maintiendroit cela, suyvant le
party des peripateticiens, ne nous feroit pas
beaucoup de tort, puis qu'il est cogneu que la
pluspart des plus belles actions de l'ame proce-vons nous attendre de luy?
dent et ont besoing de cette impulsion des pas-
sions. La vaillance, disent ils, ne se peult par-
faire sans l'assistance de la cholere; semper
Aiax fortis, fortissimus tamen in furore ; ny
ne court on sus aux meschants et aux ennemis
assez vigoreusement, si on n'est courroucé; et
veulent que l'advocat inspire le courroux aux iu-
ges, pour en tirer iustice.

et si mobile, subiecte par sa condition à la mais-
trise du trouble, n'allant iamais qu'un pas forcé
et emprunté? Si nostre iugement est en main à
la maladie mesme et à la perturbation; si c'est
de la folie et de la temerité qu'il est tenu de re-
cevoir l'impression des choses, quelle seureté pou-

Les cupiditez esmeurent Themistocles, esmeurent Demosthenes, et ont poulsé les philosophes aux travaulx, veillees et peregrinations, nous meinent à l'honneur, à la doctrine, à la santé, fins utiles : et cette lascheté d'ame à souffrir l'ennuy et la fascherie, sert à nourrir en la conscience la penitence et la repentance, et à sentir les fleaux de Dieu pour nostre chastiement, et les fleaux de la correction politique : la compassion sert d'aiguillon à la clemence : et la prudence de nous conserver et gouverner est esveillee par nostre crainte; et combien de belles actions par l'ambition! combien par la presumption! aulcune eminente et gaillarde vertu enfin n'est sans quelque agitation desreiglee. Seroit ce pas l'une des raisons qui auroit meu les epicuriens à descharger Dieu de tout soing et solicitude de nos affaires; d'autant que les effects mesmes de sa bonté ne se pouvoient exercer envers nous, sans esbransler son repos par le moyen des passions, qui sont comme des picqueures et solicitations acheminants l'ame aux actions vertueuses? ou bien ont ils creu aultrement, et les ont prinses comme tempestes qui desbauchent honteusement l'ame de sa tranquillité? ut maris tranquillitas intelligitur, nulla, ne minima quidem, aura fluctus commovente: sic animi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est, qua moveri queat '.

Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d'imaginations, nous presente la diversité de nos passions! Quelle asseurance pouvons nous doncques prendre de chose si instable

Ajax fut toujours brave; mais il ne le fut jamais tant que dans sa fureur. Cic. Tusc. IV, 23.

2 De même que l'on juge du calme de la mer quand sa sur face n'est agitée par aucun souffle de vent, ainsi l'on peut assurer que l'âme est tranquille quand nulle passion ne peut l'émouvoir. Cic. Tusc. V, 0.

N'y a il point de hardiesse à la philosophie d'estimer des hommes, qu'ils produisent leurs plus grands effects et plus approchants de la Divinité, quand ils sont hors d'eux, et furieux, et insensez1? Nous nous amendons par la privation de nostre raison et son assopissement; les deux voyes naturelles pour entrer au cabinet des dieux, et y preveoir le cours des destinees, sont la fureur et le sommeil. Cecy est plaisant à considerer: par la dislocation que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux; par son extirpation, que la fureur ou l'image de la mort apporte, nous devenons prophetes et devins. Iamais plus volontiers ie ne l'en creus. C'est un pur enthousiasme que la saincte Verité a inspiré en l'esprit philosophique, qui luy arrache, contre sa proposition, que l'estat tranquille de nostre ame, l'estat rassis, l'estat plus sain que la philosophie luy puisse acquerir, n'est pas son meilleur estat : nostre veillee est plus endormie que le dormir; nostre sagesse moins sage que la folie; nos songes valent mieulx que nos discours; la pire place que nous puissions prendre, c'est en nous. Mais pense elle3 pas que nous ayons l'advisement de remarquer que la voix qui faict l'esprit, quand il est desprins de l'homme, si clairvoyant, si grand, si parfaict, et pendant qu'il est en l'homme, si terrestre, ignorant et tenebreux, c'est une voix partant de l'esprit qui est en l'homme terrestre, ignorant et tenebreux; et à cette cause, voix infiable 4 et incroyable?

Ie n'ay point grande experience de ces agitations vehementes, estant d'une complexion molle et poisante, desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se recognoistre; mais cette passion, qu'on dict estre produicte par l'oysifveté au cœur des ieunes hommes, quoy qu'elle s'achemine avecques loisir et d'un progrez mesuré, elle represente bien evidemment, à ceulx qui ont essayé de s'opposer à

son effort, la force de cette conversion et altera-
tion que nostre iugement souffre. l'ay aultrefois
entreprins de me tenir bandé pour la soustenir

PLATON, Phédrus, pag. 244. C.
CIC. de Divinat. I, 67. C.

3 La philosophie.

4 Infidèle, peu digne de foi. E. J.

et rabbattre; car il s'en fault tant que ie sois de | i'oy me semble tousiours le plus roide; ie les ceulx qui convient les vices, que ie ne les suy treuve avoir raison chascun à son tour, quoy qu'ils pas seulement, s'ils ne m'entraisnent: ie la sentoy se contrarient : cette aysance que les bons esprits naistre, croistre, et s'augmenter en despit de ma ont de rendre ce qu'ils veulent vraysemblable, resistance, et enfin, tout voyant et vivant, me et qu'il n'est rien si estrange à quoy ils n'entresaisir et posseder, de façon que, comme d'une prennent de donner assez de couleur pour tromper yvresse, l'image des choses me commenceoit à une simplicité pareille à la mienne, cela mons- paroistre aultre que de coustume; ie veoyois evi- tre evidemment la foiblesse de leur preuve. Le demment grossir et croistre les advantages du ciel et les estoiles ont branslé trois mille ans; subiect que i'alloy desirant, et les sentois aggran-tout le monde l'avoit ainsi creu, iusques à ce que dir et enfler par le vent de mon imagination; les Cleanthes le Samien', ou, selon Theophraste, difficultez de mon entreprinse s'ayser et se pla-Nicetas Syracusien, s'advisa de maintenir que nir; mon discours et ma conscience se tirer arriere: mais ce feu estant evaporé, tout à un instant, comme de la clarté d'un esclair, mon ame reprendre une aultre sorte de veue, aultre estat et aultre iugement; les difficultez de la retraictement à toutes les consequences astrologiennes : me sembler grandes et invincibles, et les mesmes choses de bien aultre goust et visage que la chaleur du desir ne me les avoit presentees: lequel plus veritablement? Pyrrho n'en sçait rien. Nous ne sommes iamais sans maladie : les fiebvres ont leur chauld et leur froid; des effects d'une passion ardente, nous retumbons aux effects d'une passion frilleuse; autant que ie m'estoy iecté en avant, ie me relance d'autant en arriere :

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus, Nunc ruit ad terras, scopulosque superiacit undam Spumeus, extremamque sinu perfundit arenam; Nunc rapidus retro, atque æstu revoluta resorbens Saxa, fugit, littusque vado labente relinquit. Or, de la cognoissance de cette mienne volubilité, i'ay, par accident, engendré en moy quelque constance d'opinion, et n'ay gueres alteré les miennes premieres et naturelles : car quelque apparence qu'il y ayt en la nouvelleté, ie ne change pas ayseement, de peur que i'ay de perdre au change; et puis que ie ne suis pas capable de choisir, ie prens le chois d'aultruy, et me tiens en l'assiette où Dieu m'a mis aultrement ie ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis ie, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que nostre siecle a produictes. Les escripts des anciens, ie dis les bons escripts, pleins et solides, me tentent et remuent quasi où ils veulent; celuy que

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c'estoit la terre qui se mouvoit, par le cercle oblique du zodiaque tournant à l'entour de son aixieu; et de nostre temps, Copernicus a si bien fondé cette doctrine, qu'il s'en sert tres reiglee

que prendrons nous de là, sinon qu'il ne nous doibt chaloir lequel ce soit des deux? et qui sçait qu'une tierce opinion, d'ici à mille ans, ne renverse les deux precedentes?

Sic volvenda ætas commutat tempora rerum : Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore; Porro aliud succedit, et e contemptibus exit, Inque dies magis appetitur, floretque repertum Laudibus, et miro est mortales inter honore". Ainsi, quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en desfier, et de considerer qu'avant qu'elle feust produicte, sa contraire estoit en vogue; et comme elle a esté renversee par cette cy, il pourra naistre à l'advenir une tierce invention qui chocquera de mesme la seconde. Avant que les principes qu'Aristote a introduicts 3 feussent en credit, d'aultres principes contentoient la raison humaine, comme ceulx cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceulx cy, quel privilege particulier, que le cours de nostre invention s'arreste à eulx, et qu'à eulx appartienne pour tout le temps advenir la possession de nostre creance? ils ne sont non plus exempts du boutehors 4, qu'estoient leurs devanciers. Quand on me

PLUTARQUE, De la face de la lune, c. 4. Mais comme il n'y a point de Cléanthe Samien, et que cette opinion astrono‐ mique fut celle d'Aristarque de Samos, Coste propose avec

raison d'adopter dans Plutarque la correction faite par Ménage,

ad Diog. Laert. VIII, 85. Il aurait dû remarquer aussi que les meilleurs interprètes de Cicéron, Acad. II, 39, lisent Hicetas au lieu de Nicetas. J. V. L.

2 Ainsi le temps change le prix des choses: ce qui fut estimé tombe dans le mépris, tandis que l'objet d'un long dédain s'é lève, et est estimé à son tour; on le désire de plus en plus, on le vante, on l'admire, et il se place au premier rang dans l'opinion des hommes. LUCRÈCE, V, 1275.

3 De matière, forme, et privation. Édit. de 1588, fol. 240

verso.

4 D'étre déboutés, jetés dehors, chassés.

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