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De vray, ce n'est pas si grand' chose d'establir, tout sain et tout rassis, de se tuer; il est bien aysé de faire le mauvais avant que de venir aux prinses: de maniere que le plus effeminé homme du monde, Heliogabalus, parmy ses plus lasches voluptez, desseignoit bien1 de se faire mourir delicatement, où l'occasion l'en forceroit; et à fin que sa mort ne desmentist point le reste de sa vie, avoit faict bastir exprez une tour sumptueuse, le bas et le devant de laquelle estoit planché d'ais enrichis d'or et de pierreries, pour se precipiter; et aussi faict faire des chordes d'or et de soye cramoisie pour s'estrangler; et battre une espee d'or pour s'enferrer; et gardoit du venin dans des vaisseaux d'emeraude et de topaze, pour s'empoisonner, selon que l'envie luy prendroit de choisir de toutes ces façons de mourir2:

Impiger.......... et fortis virtute coacta 3. Toutesfois, quant à cettuy cy, la mollesse de ses apprests rend plus vraysemblable que le nez luy eust saigné, qui l'en eust mis au propre 4. Mais de ceulx mesmes qui, plus vigoreux, se sont resolus à l'execution, il fault veoir, dis ie, si ç'a esté d'un coup qui ostast le loisir d'en sentir l'effect: car c'est à deviner, à veoir escouler la vie peu à peu, le sentiment du corps se meslant à celuy de l'ame, s'offrant le moyen de se repentir, si la constance s'y feust trouvee, et l'obstination en une si dangereuse volonté.

Aux guerres civiles de Cesar, Lucius Domitius, prins en la Brusse", s'estant empoisonné, s'en repentit aprez. Il est advenu de nostre temps que tel, resolu de mourir, et de son premier essay n'ayant donné assez avant, la demangeaison de la chair luy repoulsant le bras, se reblecea bien fort à deux ou trois fois aprez, mais ne peut iamais gaigner sur luy d'enfoncer le coup. Pendant qu'on faisoit le procez à Plautius Silvanus, Urgulania, sa mere grand', luy envoya un poignard, duquel n'ayant peu venir à bout de se tuer, il se feit couper les veines à ses gents 6. Albucilla, du temps de Tibere, s'estant, pour se tuer, frappee trop mollement, donna encores à ses parties moyen

Projetait bien.

2 LAMPRIDIUS, Heliogabal. c. 33. J. V. L.
3 Courageux par nécessité. LUCAIN, IV, 798.
4 Si on l'eût mis dans ce cas.

5 A Cortinium, dans l'Abruzze citérieure, en latin Aprutium. Montaigne, dans son Voyage, t. II, p. 116, écrit ce mot de la même manière : « l'ouïs la nuict un coup de canon des la Brusse, au roîaume et au delà de Naples. » On voit aisément d'où vient l'erreur de ceux qui en avaient fait la Prusse, comme portent toutes les anciennes éditions des Essais. Le fait est pris de PLUTARQUE, Vie de César, c. 10. J. V. L. 6 TACITE, Annal. IV, 22. J. V. L.

:

de l'emprisonner et faire mourir à leur mode'. Autant en feit le capitaine Demosthenes, aprez sa route en la Sicile et C. Fimbria s'estant frappé trop foiblement, impetra de son valet de l'achever3. Au rebours, Ostorius, lequel, pour ne se pouvoir servir de son bras, desdaigna d'employer celuy de son serviteur à aultre chose qu'à tenir le poignard droict et ferme; et se donnant le bransle, porta luy mesme sa gorge à l'encontre, et la transpercea4. C'est une viande, à la verité, qu'il fault engloutir sans mascher, qui n'a le gosier ferré à glace: et pourtant l'empereur Adrianus feit que son medecin marquast et circonscrivist, en son tettin, iustement l'endroict mortel où celuy eust à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voylà pourquoy Cesar, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaittable, « La moins premeditee, respondit il, et la plus courte. >> Si Cesar l'a osé dire, ce ne m'est plus lascheté de le croire. « Une mort courte, dict Pline, est le souverain heur de la vie humaine. » Il leur fasche de la recognoistre. Nul ne se peult dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peult la soustenir les yeulx ouverts: ceulx qu'on veoid aux supplices courir à leur fin, et haster l'execution et la presser, ils ne le font pas de resolution, ils se veulent oster le temps de la considerer; l'estre mort ne les fasche pas, mais ouy bien le mourir;

Emori nolo, sed me esse mortuum nihili æstimo 8: c'est un degré de fermeté auquel i'ay experimenté que ie pourrois arriver, comme ceulx qui se iectent dans les dangiers, ainsi dans la mer, que yeulx clos.

à

Il n'y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates, que d'avoir eu trente iours entiers à ruminer le decret de sa mort, de l'avoir digeree tout ce temps là d'une tres certaine esperance, sans esmoy, sans alteration, et d'un train d'actions et de paroles ravallé plustost et anonchaly, que tendu et relevé par le poids d'une telle cogi

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« ment. Songe combien il y a que tu fois mesme « chose, manger, boire, dormir; boire, dormir «<et manger : nous rouons sans cesse en ce « cercle. Non seulement les mauvais accidents «< et insupportables, mais la satieté mesme de « vivre donne envie de la mort. » Marcellinus n'avoit besoing d'homme qui le conseillast, mais d'homme qui le secourust: les serviteurs craignoient de s'en mesler; mais ce philosophe leur feit entendre que les domestiques sont souspeçonnez lors seulement qu'il est en doubte si la mort du maistre a esté volontaire : aultrement qu'il seroit d'aussi mauvais exemple de l'empescher, que de le tuer; d'autant que

Invitum qui servat, idem facit occidenti⚫.

Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, feit appeller Agrippa son gendre, et deux ou trois aultres de ses amis; et leur dict qu'ayant essayé qu'il ne gaignoit rien à se vouloir guarir, et que tout ce qu'il faisoit pour alonger sa vie, alongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit deliberé de mettre fin à l'un et à l'aultre, les priant de trouver bonne sa deliberation, et au pis aller, de ne perdre point leur peine à l'en destourner. Or ayant choisy de se tuer par abstinence, voylà sa maladie guarie par accident: ce remede, qu'il avoit employé pour se desfaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis faisants feste d'un si heureux evenement, et s'en resiouïssants avecques luy, se trouverent bien trompez; car il ne leur feut possible pour cela de luy Aprez il advertit Marcellinus qu'il ne seroit pas faire changer d'opinion, disant qu'ainsi comme ainsi luy falloit il, un iour, franchir ce pas, et qu'en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommencer une aultre fois1. Cettuy ey ayant recogneu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au ioindre, mais il s'y acharne; car estant satisfaict en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par braverie d'en veoir la fin c'est bien loing au delà de ne eraindre point la mort, que de la vouloir taster et savourer. L'histoire du philosophe Cleanthes est fort pareille. Les gengives luy estoient enflees et pourries; les medecins luy conseillerent d'user d'une grande abstinence: ayant ieusné deux iours, il est si bien amendé qu'ils luy declarent sa guarison, et permettent de retourner à son train de vivre accoustumé; luy, au rebours, goustant desia quelque doulceur en cette defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere, et franchit le pas qu'il avoit fort advancé2.

:

Tullius Marcellinus, ieune homme romain, voulant anticiper l'heure de sa destinee, pour se desfaire d'une maladie qui le gourmandoit plus qu'il ne vouloit souffrir, quoy que les medecins luy en promissent guarison certaine, sinon si soubdaine, appella ses amis pour en deliberer: les uns, dict Seneca, luy donnoient le conseil que par lascheté ils eussent prins pour eulx mesmes; les aultres, par flatterie, celuy qu'ils pensoient luy debvoir estre plus agreable; mais un stoïcien luy dict ainsi : « Ne te travaille pas, Marcellinus, «< comme si tu deliberois de chose d'importance: « ce n'est pas grand' chose que vivre; tes valets « et les bestes vivent : mais c'est grand' chose de « mourir honnestement, sagement, et constamI CORN. NÉPOs, Vie d'Atticus, c. 22. C.

⚫ DIOCÈNE LAERCE, VIII, 178. C.

messeant, comme le dessert des tables se donne aux assistants, nos repas faicts, aussi la vie finie, de distribuer quelque chose à ceulx qui en ont esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal: il feit despartir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste, il n'y eut besoing de fer ny de sang; il entreprint de s'en aller de cette vie, non de s'enfuyr; non d'eschapper à la mort, mais de l'essayer. Et pour se donner loisir de la marchander, ayant quitté toute nourriture, le troisiesme iour suyvant, aprez s'estre faict arrouser d'eau tiede, il defaillit peu à peu, et non sans quelque volupté, à ce qu'il disoit 3.

De vray, ceulx qui ont eu ces defaillances de cœur qui prennent par foiblesse, disent n'y sentir aulcune douleur, ains plustost quelque plaisir, comme d'un passage au sommeil et au repos. Voylà des morts estudiees et digerees.

Mais à fin que le seul Caton peust fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin lui feit avoir mal en la main dequoy il se donna le coup, à ce qu'il eust loisir d'affronter la mort et de la colleter, renforceant le courage au dangier, au lieu de l'amollir. Et si c'eust esté à moy de le representer en sa plus superbe assiette, c'eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plustost que l'espee au poing, comme feirent les statuaires de son temps: car ce second meurtre feut bien plus furieux que le premier.

Nous tournons. C'est ce que signifie rouer dans NICOT. C. Il a encore cette signification en termes de marine : on dit rouer un câble, une manœuvre, pour les plier en rond, in orbem circumvolvere. Ainsi rouer, c'est tourner comme une roue. E. J.

2 C'est tuer un homme que de le sauver malgré lui. Hoɛ. de Art. poet. v. 467.

3 Tout ce récit est emprunté de SÉNÈQUE, Epist. 77. C.

CHAPITRE XIV. Comme nostre esprit s'empesche soy mesme.

C'est une plaisante imagination, de concevoir un esprit balancé iustement entre deux pareilles envies : car il est indubitable qu'il ne prendra iamais party, d'autant que l'application et le chois porte inegualité de prix; et qui nous logeroit entre la bouteille et le iambon, avecques egual appetit de boire et de manger, il n'y auroit sans doubte remede que de mourir de soif et de faim'. Pour pourveoir à cet inconvenient, les stoïciens, quand on leur demande d'où vient en nostre ame l'eslection de deux choses indifferentes, et qui faict que d'un grand nombre d'escus nous en prenions plustost l'un que l'aultre, estants touts pareils, et n'y ayant aulcune raison qui nous incline à la preference, respondent que ce mouvement de l'ame est extraordinaire et desreiglé, venant en nous d'une impulsion estrangiere, accidentale et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble, plustost, que aulcune chose ne se presente à nous, où il n'y ait quelque difference, pour legiere qu'elle soit; et que, ou à la veue ou à l'attouchement, il y a tousiours quelque chois qui nous tente et attire, quoy que ce soit imperceptiblement: pareillement qui presupposera une fiscelle egualement forte par tout, il est impossible de toute impossibilité qu'elle rompe; car par où voulez vous que la faulsee commence? et de rompre par tout ensemble, il n'est pas en nature. Qui ioindroit encores à cecy les propositions geometriques qui concluent par la certitude de leurs demonstrations, le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonference, et qui trouvent deux lignes s'approchants sans cesse l'une de l'aultre, et ne se pouvants iamais ioindre, et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l'effect sont si opposites; en tireroit à l'adventure quelque argument pour secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius 3.

Voyez BAYLE, à l'article Buridan, Rem. C.

2 PLUTARQUE, dans les Contredicts des philosophes stoïques, 24. C.

3 Il n'y a rien de certain que l'incertitude, et rien de plus misérable et plus fier que l'homme. PLINE, Nat. Hist. II, 7. C'est ainsi que Montaigne traduit ce passage dans sa première édition, Bourdeaux, 1580. C.

CHAPITRE XV.

Que nostre desir s'accroist par la mal aysance. dict

I

Il n'y a raison qui n'en aye une contraire, le plus sage party des philosophes. Ie remaschoy tantost ce beau mot qu'un ancien allegue pour le mespris de la vie, « Nul bien ne nous peult apporter plaisir, si ce n'est celuy à la perte duquel nous sommes preparez'; » in æquo est dolor amissæ rei, et timor amittenda; voulant gaigner par là que la fruition de la vie ne nous peult estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourroit toutesfois dire, au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien d'autant plus estroict et avecques plus d'affection, que nous le veoyons nous estre moins seur, et craignons qu'il nous soit osté: car il se sent evidemment, comme le feu se picque à l'assistance du froid, que nostre volonté s'aiguise aussi par le contraste :

Si nunquam Danaen habuisset ahenea turris, Non esset Danae de Jove facta parens 3; et qu'il n'est rien naturellement si contraire à nostre goust, que la satieté qui vient de l'aysance; ny rien qui l'aiguise tant, que la rareté et difficulté: omnium rerum voluptas ipso, quo debet fugare, periculo crescit 4.

Galla, nega; satiatur amor, nisi gaudia torquent 5. Pour tenir l'amour en haleine, Lycurgue ordonna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient practiquer qu'à la desrobbee, et que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchez ensemble qu'avecques d'aultres. La difficulté des assignations, le dangier des surprinses, la honte du lendemain,

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Et languor, et silentium, et latere petitus imo spiritus 7, c'est ce qui donne poincte à la saulce. Combien de ieux tres lascifvement plaisants naissent de

1 Remascher, au figuré, c'est repasser plusieurs fois dans son esprit. E. J.

2 SENEQUE, Epist. 4. La phrase suivante est aussi de SÉNÈQUE, Epist. 98: le chagrin d'avoir perdu une chose, et la crainte de la perdre, affectent également l'esprit.

3 Si Danaé n'eût pas été renfermée dans une tour d'airain, jamais elle n'eut donné un fils à Jupiter. OVIDE, Amor. II, 19, 27.

4 Le plaisir, en toutes choses, reçoit un nouvel attrait du péril même qui devrait nous en éloigner. SÉNÈQUE, de Benefic. VII, 9.

5 Galla, refuse-moi : l'amour se rassasie bientôt, si le plaisir n'est mêlé de tourment. MARTIAL, IV, 37.

6 PLUTARQUE, Vie de Lycurgue, e. 11. J. V. L.

7 Et la langueur, et le silence, et les soupirs tirés du fond du cœur. HoR. Epod. XI, 9.

l'honneste et vergongneuse maniere de parler des
ouvrages de l'amour! La volupté mesme cherche
à s'irriter par la douleur : elle est bien plus su- |
cree quand elle cuict, et quand elle escorche. La
courtisane Flora disoit n'avoir iamais couché
avecques Pompeius, qu'elle ne luy eust faict por-
ter les marques de ses morsures 1.

Quod petiere, premunt arcte, faciuntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt sæpe labellis.....
Et stimuli subsunt, qui instigant lædere id ipsum,
Quodcumque est, rabies unde illæ germina surgunt 2.

Il en va ainsi par tout; la difficulté donne prix aux choses: ceulx de la Marque d'Ancone 3 font plus volontiers leurs vous à sainct lacques 4, et

6

ceulx de Galice à Nostre Dame de Lorete: on faict au Liege grande feste des bains de Luques; et en la Toscane, de ceulx d'Aspa: il ne se veoid gueres de Romains en l'eschole de l'escrime à Rome, qui est pleine de François. Ce grand Caton se trouva aussi bien que nous desgousté de sa femme tant qu'elle feut sienne, et la desira quand elle feut à un aultre. I'ay chassé au haras un vieux cheval, duquel, à la senteur des iuments, on ne pouvoit venir à bout: la facilité l'a incontinent saoulé envers les siennes; mais envers les estrangieres et la premiere qui passe le long de son pastis, il revient à ses importuns hennissements et à ses chaleurs furieuses, comme devant. Nostre appetit mesprise et oultrepasse ce qui luy est en main, pour courir aprez ce qu'il n'a pas :

Transvolat in medio posita, et fugientia captat7. Nous deffendre quelque chose, c'est nous en don

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3 La Marche d'Ancóne, en Italie, où est Notre-Dame de Lorette. C.

4 Saint-Jacques de Compostelle, en Galice. C. 5 A Liége, ou aux eaux de Spa, près de Liége, appelées ici par Montaigne les bains d'Aspa. C.

6 Marcia, fille de Marcius Philippus. Montaigne ajoute ici quelque chose au récit de Plutarque (Caton d'Utique, c. 7): il suppose que Caton la desira quand elle feut à un aultre, sans doute parce qu'il se hâta de la reprendre après la mort 'd'Hortensius, à qui il l'avait prêtée (ibid. c. 15). César lui en avait fait aussi de vifs reproches dans son Anti-Caton. J. V. L.

7 Il dédaigne ce qui est à sa disposition, et poursuit ce qui fuit. HOR. Sat. 1, 2, 108.

8 Si tu ne fais garder ta maitresse, elle cessera bientôt d'être à moi. OVIDE, Amor. II, 19, 47.

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nous l'abbandonner tout à faict, c'est nous en engendrer mespris. La faulte et l'abondance retumbent en mesme inconvenient :

Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet'. Le desir et la iouïssance nous mettent pareillement en peine. La rigueur des maistresses est ennuyeuse; mais l'aysance et la facilité l'est, à vray dire, encores plus : d'autant que le mescontentement et la cholere naissent de l'estimation en quoy nous avons la chose desiree, aiguisent l'amour, et le reschauffent; mais la satieté engen

dre le desgoust; c'est une passion mousse, hebetee, lasse et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem".
Contemnite, amantes :

Sic hodie veniet, si qua negavit heri3. Pourquoy inventa Poppea de masquer les beaultez de son visage, que pour les rencherir à ses amants"? Pourquoy a lon voilé iusques au dessoubs des talons ces beaultez que chascune desire monstrer, que chascun desire veoir? Pourquoy couvrent elles de tant d'empeschements, les uns sur les aultres, les parties où loge principalement nostre desir et le leur? et à quoy servent ces gros bastions dequoy les nostres viennent d'armer leurs flancs, qu'à leurrer nostre appetit 5, et nous attirer à elles en nous esloingnant?

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri 6. Interdum tunica duxit operta moram 7. A quoy sert l'art de cette honte virginale, cette froideur rassise, cette contenance severe, cette profession d'ignorance des choses qu'elles sçavent mieulx que nous qui les en instruisons, qu'à nous accroistre le desir de vaincre, gourmander et fouler à nostre appetit, toute cette cerimonie et ces obstacles? car il y a non seulement du plaid'affolir et dessir, mais de la gloire encores,

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Tu te plains de ton superflu, et moi de mon indigence. TÉRENCE, Phorm. act. I, sc. 3, v. 9.

2 Voulez-vous régner longtemps sur votre amant, dédalgnez ses prières. OVIDE, Amor. II, 19, 33.

3 Amants, faites les dédaigneux : celle qui vous refusa hier viendra elle-même s'offrir à vous. PROPERCE, II, 14, 19.

4 Rarus in publicum egressus; idque velata parte oris, ne satiaret adspectum, vel quia sic decebat. TACITE, Annal. XIII, 45.

5 Par la difficulté, comme ajoute l'édition în-4o de 1588, fol. 263.

6 La bergère court se cacher entre les saules, mais auparavant elle veut être aperçue. VIRG. Eclog. III, 35.

7 Souvent elle a opposé sa robe à mes impatients désirs. PROPERCE, II, 15, 6.

8 De porter à une gaieté licencieuse cette molle douceur. Affolir, rendre fou, badin. C'est sans doute dans ce sens-là que Montaigne emploie ici ce mot, qui, du reste, ne se trouve dans aucun de nos vieux dietionnaires. C.

baucher cette molle doulceur et cette pudeur enfantine, et de renger à la mercy de nostre ardeur une gravité froide et magistrale : c'est gloire, disent ils, de triumpher de la modestie, de la chasteté et de la temperance; et qui desconseille aux dames ces parties là, il les trahit, et soy mesme. Il fault croire que le cœur leur fremit d'effroy, que le son de nos mots blece la pureté de leurs aureilles, qu'elles nous en haïssent, et s'accordent à nostre importunité d'une force forcee. La beaulté, toute puissante qu'elle est, n'a pas dequoy se faire savourer sans cette entremise. Veoyez en Italie, où il y a plus de beaulté à vendre, et de la plus fine, comment il fault qu'elle cherche d'autres moyens estrangiers et d'aultres arts pour se rendre agreable; et si, à la verité, quoy qu'elle face, estant venale et publicque, elle demeure foible et languissante: tout ainsi que, mesme en la vertu, de deux effects pareils, nous tenons neantmoins celuy là le plus beau et plus digne, auquel il y a plus d'empeschement et de hazard proposé.

C'est un effect de la Providence divine de permettre sa saincte Eglise estre agitee, comme nous la veoyons, de tant de troubles et d'orages, pour esveiller par ce contraste les ames pies, et les ravoir de l'oysifveté et du sommeil où les avoit plongees une si longue tranquillité: si nous contrepoisons la perte que nous avons faicte par le nombre de ceulx qui se sont desvoyez, au gaing qui nous vient pour nous estre remis en haleine, ressuscité nostre zele et nos forces à l'occasion de ce combat, ie ne sçay si l'utilité ne surmonte point le dommage.

Nous avons pensé attacher plus ferme le noeud de nos mariages, pour avoir osté tout moyen de les dissouldre; mais d'autant s'est desprins et relasché le nœud de la volonté et de l'affection, que celuy de la contraincte s'est estrecy : et au rebours, ce qui teint les mariages, à Rome, si long temps en honneur et en seureté, feut la liberté de les rompre qui vouldroit; ils gardoient mieulx leurs femmes, d'autant qu'ils les pouvoient perdre; et en pleine licence de divorces, il se passa cinq cents ans, et plus, avant que nul s'en servist '.

Quod licet, ingratum est; quod non licet, acrius urit 2. A ce propos se pourroit ioindre l'opinion d'un ancien, «Que les supplices aiguisent les vices, plustost qu'ils ne les amortissent; Qu'ils n'engen

Repudium inter uxorem et virum, a condita urbe usque ad vigesimum et quingentesimum annum, nullum intercessit. VALER. MAX. II, 1, 4.

2 Ce qui est permis n'a aucun attrait pour nous; ce qui est défendu irrite nos désirs. OVIDE, Amor. II, 19, 3.

drent point le soing de bien faire (c'est l'ouvrage de la raison et de la discipline), mais seulement un soing de n'estre surprins en faisant mal: »> Latius excisa pestis contagia serpunt1 :

ie ne sçay pas qu'elle soit vraye; mais cecy sçay ie par experience, que iamais police ne se trouva reformee par là: l'ordre et reiglement des mœurs depend de quelque aultre moyen.

2

Les histoires grecques font mention des Argippees, voysins de la Scythie, qui vivent sans verge et sans baston à offenser; que non seulement nul n'entreprend d'aller attaquer, mais quiconques'y peult sauver, il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie; et n'est aulcun si osé d'y toucher: on recourt à eulx pour appoincter les differends qui naissent entre les hommes d'ailleurs. Il y a nation où la closture des iardins et des champs qu'on veult conserver, se faict d'un filet de coton, et se treuve bien plus seure et plus ferme que nos fossez et nos hayes. Furem signata sollicitant... Aperta effractarius præterit 3.

A l'adventure sert, entre aultres moyens, l'aysance, à couvrir ma maison de la violence de nos guerres civiles : la deffense attire l'entreprinse ; et des soldats, ostant à leur exploict le hazard, et la desfiance, l'offense. I'ay affoibly le desseing

toute matiere de gloire militaire, qui a accoustumé de leur servir de tiltre et d'excuse : ce qui est faict courageusement, est tousiours faict honnorablement, en temps où la iustice est morte. Ie leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse : elle n'est close à personne qui y hurte; il n'y a pour toute prouvision qu'un portier, d'ancien usage et cerimonie, qui ne sert pas tant à deffendre ma porte, qu'à l'offrir plus decemment et gratieusement; ie n'ay ny garde ny sentinelle que celle que les astres font pour moy. Un gentilhomme a tort de faire monstre d'estre en def

fense, s'il ne l'est parfaictement. Qui est ouvert d'un costé, l'est par tout: nos peres ne penserent pas à bastir des places frontieres. Les moyens de surprendre nos maisons, croissent touts les d'assaillir, ie dis sans batterie et sans armee, et iours au dessus des moyens de se garder; les esprits s'aiguisent generalement de ce costé là : l'invasion touche touts; la deffense non, que les riches. La mienne estoit forte selon le temps qu'elle

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