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sain, un homme qui est desia fort blecé; mais si ce sont advantages que vous ayez gaigné en combattant, vous vous en pouvez servir sans reproche. La disparité et inegualité ne se poise et considere que de l'estat en quoy se commence la meslee; du reste prenez vous en à la fortune et quand vous en aurez, tout seul, trois sur vous, vos deux compaignons s'estants laissez tuer, on ne vous faict non plus de tort que ie ferois, à la guerre, de donner un coup d'espee à l'ennemy que ie verrois attaché à l'un des nostres, de pareil advantage. La nature de la societé porte, où il y a trouppe contre trouppe (comme où nostre duc d'Orleans desfia le roy d'Angleterre Henry, cent contre cent; trois cents contre autant, comme les Argiens contre les Lacedemoniens'; trois à trois, comme les Horatiens contre les Curiatiens), Que la multitude de chasque part n'est consideree que pour un homme seul par tout où il y a compaignie, le hazard y est confus et meslé.

l'ay interest domestique à ce discours: car mon frere, sieur de Matecoulom, feut convié, à Rome3, à seconder un gentilhomme qu'il ne cognoissoit gueres, lequel estoit deffendeur, et appellé par un aultre. En ce combat, il se trouva de fortune avoir en teste un qui luy estoit plus voysin et plus cogneu: ie vouldroy qu'on me feist raison de ces loix d'honneur qui vont si souvent chocquant et troublant celles de la raison. Aprez s'estre desfaict de son homme, veoyant les deux maistres de la querelle en pieds encores et entiers, il alla descharger son compaignon. Que pouvoit il moins? debvoit il se tenir coy, et regarder desfaire, si le sort l'eust ainsi voulu, celuy pour la deffense duquel il estoit là venu? ce qu'il avoit faict iusques alors ne servoit rien à la besongne : la querelle estoit indecise. La courtoisie que vous pouvez et certes debvez faire à vostre ennemy, quand vous l'avez reduict en mauvais termes et à quelque grand desadvantage, ie ne veoy pas comment vous la puissiez faire, quand il va de l'interest

1 Chroniques de Monstrelet, vol. I, c. 9. C.

2 Pour la plaine de Thyrée. HERODOTE, I, 82; PAUSANIAS, X, 9; ATHÉNÉE, XV, 6, etc. J. V. L.

3 Montaigne ne parle pas de ce duel dans les notes recueillies sur son voyage en Italie, et imprimées en 1774. Matecoulom, ou Mattecoulon, un des cinq frères de Montaigne, l'accompagnait dans ce voyage; et l'on voit, tom. II, pag. 518, qu'il profita de son séjour en Italie pour apprendre l'escrime. Mais comme il paraît n'avoir commencé à s'y appliquer d'une manière suivie que vers le milieu du mois d'octobre 1581, il est probable qu'il ne prit part à ce duel qu'après le départ de son frère. J. V. L.

4 On peut voir tout le détail de cette affaire dans les Mémoires de Brantôme, touchant les duels, p. 111 et 112. C.

d'aultruy, où vous n'estes que suyvant, où la dispute n'est pas vostre il ne pouvoit estre ny iuste, ny courtois, au hazard de celuy auquel il s'estoit presté. Aussi feut il delivré des prisons d'Italie par une bien soubdaine et solenne recommendation de nostre roy. Indiscrette nation! nous ne nous contentons pas de faire sçavoir nos vices et folies au monde, par reputation; nous allons aux nations estrangieres pour les leur faire veoir en presence! Mettez trois François aux deserts de Libye, ils ne seront par un mois ensemble sans se harceler et esgratigner; vous diriez que cette peregrination est une partie dressee pour donner aux estrangiers le plaisir de nos tragedies, et le plus souvent à tels qui s'esiouïssent de nos maulx et qui s'en mocquent. Nous allons apprendre en Italie à escrimer, et l'exerceons aux despens de nos vies, avant que de le sçavoir; si fauldroit il, suyvant l'ordre de la discipline, mettre la theorique avant la practique : nous trahissons nostre apprentissage:

Primitiæ iuvenis miseræ, bellique propinqui
Dura rudimenta *!

le scay bien que c'est un art utile à sa fin mesme (au duel des deux princes cousins germains, en Espaigne, le plus vieil, dict Tite Live3, par l'adresse des armes et par ruse, surmonta facilement les forces estourdies du plus ieune); et art, comme i'ay cogneu par experience, duquel la cognoissance a grossy le cœur à aulcuns oultre leur mesure naturelle; mais ce n'est pas proprement vertu, puis qu'elle tire son appuy de l'adresse, et qu'elle prend aultre fondement que de soy mesme. L'honneur des combats consiste en la ialousie du courage, non de la science: et pourtant ay ie veu quel qu'un de mes amis, renommé pour grand maistre en cet exercice, choisir en ses querelles des armes qui luy ostassent le moyen de cet advantage, et lesquelles dependoient entierement de la fortune et de l'asseurance, à fin qu'on n'attribuast sa victoire plustost à son escrime qu'à sa valeur; et en mon enfance, la noblesse fuyoit la reputation de bien escrimer comme iniurieuse, et se desrobboit pour l'apprendre, comme un mestier de

I Nous disons aujourd'hui théorie, quoique nous avons conservé pratique : c'est une bizarrerie de l'usage. Mouillez-vous pour seicher, ou seichez-vous pour mouiller? Ie n'entens point la theorique : la practique, ie m'en ayde quelque peu. RABELAIS, 1. 1, c. 5. Les Italiens, dit Brantôme en parlant des duels, sont estez les premiers fondateurs de ces combats et de leurs poinctilles, et en ont tres bien sceu les theoriques et practiques, p. 179. C.

2 Tristes épreuves d'un jeune courage! funeste apprentissage d'une guerre prochaine! VIRG. Eneide, XI, 166. 3 L. XXVIII, c. 21. C.

subtilité desrogeant à la vraye et naïfve vertu. | particulieres, et peculierement destinees à cet usa

Non schivar, non parar, non ritirarsi
Voglion costor, nè quì destrezza ha parte;
Non danno i colpi or finti, or pieni, or scarsi :
Toglie l' ira e 'l furor l'uso dell' arte.
Odi le spade orribilmente urtarsi

A mezzo il ferro; il piè d' orma non parte : Sempre è il piè fermo, e la man sempre in moto; Nè scende taglio in van, nè punta a voto1. Les butes, les tournois, les barrieres, l'image des combats guerriers, estoient l'exercice de nos peres cet aultre exercice est d'autant moins noble, qu'il ne regarde qu'une fin privee, qui nous apprend à nous entreruyner, contre les loix et la iustice, et qui, en toute façon, produiet tousiours des effects dommageables. Il est bien plus digne et mieulx seant de s'exercer en choses qui asseurent, non qui offensent nostre police, qui regardent la publicque seureté et la gloire commune. Publius Rutilius3, consul, feut le premier qui instruisit le soldat à manier ses armes par adresse et science, qui conioignit l'art à la vertu; non pour l'usage de querelle privee, ce feut pour la guerre et querelles du peuple romain; escrime populaire et civile et oultre l'exemple de Cesar, qui ordonna aux siens de tirer principalement au visage des gentsdarmes de Pompeius, en la battaille de Pharsale, mille aultres chefs de guerre se sont ainsin advisez d'inventer nouvelle forme d'armes, nouvelle forme de frapper et de se couvrir, selon le besoing de l'affaire present.

Mais, tout ainsi que Philopomen condemna la luicte, en quoy il excelloit, d'autant que les preparatifs qu'on employoit à cet exercice estoient divers à ceulx qui appartiennent à la discipline militaire, à laquelle seule il estimoit les gents d'honneur se debvoir amuser: il me semble aussi que cette adresse à quoy on façonne ses membres, ces destours et mouvements à quoy on dresse la ieunesse en cette nouvelle eschole, sont non seulement inutiles, mais contraires plustost et dommageables à l'usage du combat militaire; aussi y employent communement nos gents des armes

Ils ne veulent ni esquiver, ni parer, ni fuir; l'adresse n'a point de part à leur combat; leurs coups ne sont point simulés, tantôt directs, tantôt obliques; la colère, la fureur leur óte l'usage de l'art. Écoutez l'horrible choc de leurs épées qui se heurtent leurs pieds sont toujours fermes, toujours immobiles, et leurs mains toujours en mouvement; de la taille, de la pointe, leurs coups ne sont jamais sans effet. TORQUATO TASSO, Gerusal. liberata, c. XII, stanz. 55.

2 Motte de terre eslevee, respondant à une semblable opposite, par iuste intervalle d'un iect d'arc ou d'arbaleste; au hault et milieu desquelles il y a un blanc à viser, pour exercer les archers et arbalestriers. NICOT.

3 VALERE MAXIME, II, 3, 2. C.

4 PLUTARQUE, César, c. 12. C.

5 ID. Philopamen, c. 12. C.

ge; et i'ai veu qu'on ne trouvoit gueres bon qu'un gentilhomme, convié à l'espee et au poignard, s'offrist en equippage de gentdarme; ny qu'un aultre offrist d'y aller avecques sa cappe1, au lieu du poignard. Il est digne de consideration que Lachez, en Platon', parlant d'un apprentissage de manier les armes, conforme au nostre, dict n'avoir iamais de cette eschole veu sortir nul grand homme de guerre, et nommeement des maistres d'icelle: quant à ceulx là, nostre experience en dict bien autant. Du reste, au moins pouvons nous tenir que ce sont suffisances de nulle relation et correspondance; et en l'institution des enfants de sa police, Platon 3 interdict les arts de mener les poings, introduictes par Amycus et Epeius, et de luicter, par Antæus et Cercyo, parce qu'elles ont aultre but que de rendre la ieunesse plus apte au service bellique, et n'y conferent point 4. Mais ie m'en vois un peu bien à gauche de mon theme.

L'empereur Maurice estant adverty, par songes et plusieurs prognosticques, qu'un Phocas, soldat pour lors incogneu, le debvoit tuer, demandoit à son gendre Philippus, qui estoit ce Phocas, sa nature, ses conditions et ses mœurs ; et comme, entre aultres choses, Philippus luy dict qu'il estoit lasche et craintif, l'empereur conclud incontinent par là qu'il estoit doncques meurtrier et cruel. Qui rend les tyrans si sanguinaires? c'est le soing de leur seureté, et que leur lasche cœur ne leur fournit d'aultres moyens de s'asseurer, qu'en exterminant ceulx qui les peuvent offenser, iusques aux femmes, de peur d'une esgratigneure :

Cuncta ferit, dum cuncta timet 6.

Les premieres cruautez s'exercent pour elles mesmes; de là s'engendre la crainte d'une iuste revenche, qui produict aprez une enfileure de nouvelles cruautez, pour les estouffer les unes par les aultres. Philippus, roy de Macedoine, celuy qui eut tant de fusees à desmesler avecques le peuple romain, agité de l'horreur des meurtres commis par son ordonnance, ne se pouvant asseurer ny

C'est-à-dire, en habit de guerre. Cappe, chlamys, sagum militare. NICOT. C.

2 Dans le dialogue de Platon intitulé Lachès, p. 247. C. 3 Traité des Lois, 1. VII', p. 630. C.

4 Et n'y contribuent point. — Conférer, en ce sens, est purement latin.

5 ZONARAS et CÉDRÉNUS, dans le règne de cet empereur. Mais celui à qui Maurice fit cette question s'appelait Philippicus; et il n'était pas son gendre, mais son beau-frère. C.

6 Il frappe tout, parce qu'il craint tout. CLAUDIEN, in Eutrop. I, 182.

offensees, print party de se saisir de touts les enfants de ceulx qu'il avoit faict tuer, pour, de iour en iour, les perdre l'un aprez l'aultre, et ainsin establir son repos '.

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resouldre contre tant de familles en divers temps | proposition, faict apprest d'armes et de poison, et les presentant à leur veue : « Or sus, mes enfants, la mort est meshuy le seul moyen de vostre deffense et liberté, et sera matiere aux dieux de leur saincte iustice: ces espees traictes, ces couppes pleines, vous en ouvrent l'entree; courage! Et toy, mon fils, qui es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte .» Ayants d'un costé cette vigoreuse conseillere, les ennemis de l'aultre à leur gorge, ils coururent de furie chascun à ce qui luy feut le plus à main; et, demy morts, feurent iectez en la mer. Theoxena, fiere d'avoir si glorieusement pourveu à la seureté de touts ses enfants, accollant chauldement son mary : « Suyvons ces garsons, mon amy; et iouïssons de mesme sepulture avecques eulx. » Et se tenants ainsin embrassez, se precipiterent; de maniere que le vaisseau feut ramené à bord, vuide de ses maistres.

Les belles matieres siesent bien, en quelque place qu'on les seme: moy, qui ay plus de soing du poids et utilité des discours, que de leur ordre et suitte, ne dois pas craindre de loger icy, un peu à l'escart, une tres belle histoire. Quand elles sont si riches de leur propre beaulté, et se peuvent seules trop soustenir, ie me contente du bout d'un poil pour les ioindre à mon propos. Entre les aultres condemnez par Philippus3, avoit esté un Herodicus, prince des Thessaliens: aprez luy, il avoit encores depuis faict mourir ses deux gendres, laissants chascun un fils bien petit. Theoxena et Archo estoient les deux veufves. Theoxena ne peut estre induicte à se remarier, en estant fort poursuyvie. Archo espousa Poris, le premier homme d'entre les Aeniens, et en eut nombre d'enfants, qu'elle laissa touts en bas aage. Theoxena, espoinçonnee 4 d'une charité maternelle envers ses nepveux, pour les avoir en sa conduicte et protection, espousa Poris. Voycy venir la proclamation de l'edict du roy. Cette courageuse mere se desfiant et de la cruauté de Philippus, et de la licence de ses satellites envers cette belle et tendre ieunesse, osa dire qu'elle les tueroit plustost de ses mains que de les rendre. Poris, effrayé de cette protestation, luy promet de les desrobber et emporter à Athenes, en la garde d'aulcuns siens hostes fideles. Ils prennent Tout ce qui est au delà de la mort simple, occasion d'une feste annuelle qui se celebroit à me semble pure cruauté 3. Nostre iustice ne peult Aenie, en l'honneur d'Aeneas, et s'y en vont. esperer que celuy que la crainte de mourir, et Ayants assisté, le iour, aux cerimonies et banquet d'estre descapité, ou pendu, ne gardera de failpublicque, la nuict ils s'escoulent dans un vais- lir, en soit empesché par l'imagination d'un feu seau preparé, pour gaigner païs par mer. Le languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et vent leur feut contraire; et se trouvants le len-ie ne sçay ce pendant, si nous les iectons au demain à la veue de la terre d'où ils avoient desmaré, feurent suyvis par les gardes des ports. Au ioindre 5, Poris s'embesongnant à haster les mariniers pour la fuitte, Theoxena, forcenee d'amour et de vengeance, se reiectant à sa premiere

'TITE-LIVE, XL, 3. J. V. L.

2 Cette phrase manque dans l'exemplaire qui a servi pour l'édit. de 1802. J.V. L.-Voy. notre observation, p. 350, n. 2. DD. 3 Toute cette histoire est prise de TITE-LIVE, XL, 4; mais Montaigne n'a pas toujours traduit fidèlement son original. C. 4 Animée, aiguillonnée. — Espoinçonner, pungere, incitare, acuere. NICOT.

5 C'est-à-dire, comme ils s'approchaient. Montaigne nous donne ici la traduction de ces mots de TITE-LIVE, XL, 4 : Quum jam appropinquabant; « Comme les gardes s'approchaient pour les prendre. » C.

Les tyrans, pour faire touts les deux ensemble, et tuer, et faire sentir leur cholere, ont employé toute leur suffisance à trouver moyen d'alonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s'en aillent, mais non pas si viste qu'ils n'ayent loisir de savourer leur vengeance 2. Là dessus ils sont en grand' peine car si les torments sont violents, ils sont courts; s'ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré : les voylà à dispenser leurs engeins. Nous en veoyons mille exemples en l'antiquité; et ie ne sçay si, sans y penser, nous ne retenons pas quelque trace de cette barbarie.

desespoir; car en quel estat peult estre l'ame d'un homme attendant vingt quatre heures la mort, brisé sur une roue, ou, à la vieille façon, cloué à une croix? Iosephe 4 recite que pendant

1 Plus noble, plus courageuse. Tite-Live ajoute : Aut howrite poculum, si segnior mors juvat. J. V. L.

2 Allusion au mot de Caligula : « Je veux qu'il se sente mourir. » SUÉTONE, Caligul. c. 30. J. V. L.

3 Montaigne exprime la même pensée dans les mêmes termes, liv. II, chap. II. Dans la censure que les Essais eurent à subir pendant le séjour de Montaigne à Rome, on lui reprocha d'avoir estimé cruauté ce qui est au delà de la mort simple. (Voyage, t. II, p. 36.) Le frater françois qui fut charge de cet examen par le maestro del sacro palazzo, dut être surtout choqué de voir cette proposition malsonnante répétée deux fois. J. V. L.

4 Dans l'Histoire de sa vie, sur la fin. C.

les guerres des Romains en Iudee, passant où l'on avoit crucifié quelques Iuifs, trois iours y avoit, il recogneut trois de ses amis, et obteint de les oster de là; les deux moururent, dit il, l'aultre vescut encores depuis.

Chalcondyle, homme de foy, aux memoires. qu'il a laissé des choses advenues de son temps et prez de luy 1, recite pour extreme supplice celuy que l'empereur Mechmet practiquoit souvent, de faire trencher les hommes en deux parts par le fauls du corps, à l'endroict du diaphragme, et d'un seul coup de cimeterre d'où il arrivoit qu'ils mourussent comme de deux morts à la fois; et veoyoit on, dict il, l'une et l'aultre part pleine de vie se demener long temps aprez, pressee de torment. Ie n'estime pas qu'il y eust grande souffrance en ce mouvement : les supplices plus hideux à veoir ne sont pas tousiours les plus forts à souffrir; et trouve plus atroce ce que d'aultres historiens en recitent contre des seigneurs epirotes, qu'il les feit escorcher par le menu, d'une dispensation si malicieusement ordonnee, que leur vie dura quinze iours à cette angoisse.

Et ces deux aultres: Croesus 3 ayant faict prendre un gentilhomme, favory de Pantaleon, son frere, le mena en la boutique d'un foullon, où il le feit gratter et carder à coups de cardes et peignes de ce mestier, iusques à ce qu'il en mourut. George Sechel 4, chef de ces païsants de Poloigne, qui, soubs tiltre de la croisade, feirent tant de maulx, desfaict en battaille par le vayvode de Transsylvanie, et prins, feut trois iours attaché nud sur un chevalet, exposé à toutes les manieres de torments que chascun pouvoit apporter contre luy; pendant lequel temps on fit ieusner plusieurs aultres prisonniers. Enfin, luy vivant et veoyant, on abbruva de son sang Lucat, son cher frere, et pour le salut duquel seul il prioit, tirant sur soy toute l'envie de leurs mesfaicts et feit lon paistre vingt de ses plus favoris capitaines, deschirants à belles dents sa chair, et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, luy expiré,

5

1 Histoire des Turcs, 1. X, vers le commencement. C. * Par l'enfourchure; à la lettre, par le défaut du corps. E. J.

3 HÉRODOTE, I, 92; PLUTARQUE, De la malignité d'Hérodote, pag. 858. J. V. L.

4 Vous trouverez ce fait, avec toutes ses circonstances, dans la Chronique de Carion, refondue par Mélanchthon et Gaspard Peucer, son gendre, 1. IV, p. 700, et dans les Annales de Silésie, compilées en latin par Joachim Cureus, p. 233. C.

5 Toute la haine que les méfaits de l'un et de l'autre devaient inspirer.

furent mises bouillir, qu'on feit manger à d'aultres de sa suitte.

CHAPITRE XXVIII.

Toutes choses ont leur saison.

Ceulx qui apparient Caton le censeur au ieune Caton meurtrier de soy mesme, apparient deux belles natures et de formes voysines. Le premier exploicta la sienne à plus de visages, et precelle en exploicts militaires et en utilité de ses vacations publicques: mais la vertu du ieune, oultre ce que c'est blaspheme de luy en apparier nulle aultre en vigueur, feut bien plus nette; car qui deschargeroit d'envie et d'ambition celle du censeur, ayant osé chocquer l'honneur de Scipion, en bonté et en toutes parties d'excellence de bien loing plus grand, et que luy, et que tout aultre homme de son siecle?

Ce qu'on dict', entre aultres choses, de luy, qu'en son extreme vieillesse il se meit à apprendre la langue grecque, d'un ardent appetit, comme pour assouvir une longue soif, ne me semble pas luy estre fort honnorable: c'est proprement ce que nous disons, « retumber en enfantillage. » Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout'; et ie puis dire mon patenostre hors de propos; comme on defera T. Quintius Flaminius de ce qu'estant general d'armee, on l'avoit veu à quartier, sur l'heure du conflict, s'amusant à prier Dieu, en une battaille qu'il gaigna3.

Imponit finem sapiens et rebus honestis 4. Eudemonidas veoyant Xenocrates, fort vieil, s'empresser aux leçons de son eschole : « Quand sçaura cettuy cy, dit il, s'il apprend encores 5?» Et Philopomen, à ceulx qui hault louoient le roy Ptolemæus de ce qu'il durcissoit sa personne touts les iours à l'exercice des armes : « Ce n'est, dit il, pas chose louable à un roy de son aage de s'y exercer; il les debvroit hormais reellement em

I PLUTARQUE, Caton le Censeur, c. I. C.

2 Aussi.Et tout, dans ce sens-là, est un vrai gasconisme, dont voici encore un exemple que j'ai trouvé dans BRANTOME, p. 432, t. II, de ses Femmes galantes, où parlant d'un homme marié à une belle et aimable femme, il dit: Qui l'a telle, ne va point au pourchas, comme d'aultres; aultrement il est bien miserable: et qui n'y va pas, peu se soulcie il de dire mal des dames, ni bien et tout, sinon que de la sienne. C. On dit encore itout pour aussi, en Sologne. E. J.

3 PLUTARQUE, Comparaison de T. Q. Flaminius avec Philopamen, c. 2. C.

4 Même dans la vertu, le sage sait s'arrêter. JUVENAL, VI, 444.- Ici Montaigne détourne les paroles de ce poëte du sens qu'elles ont dans l'original, où elles signifient tout autre chose. C.

5 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens.

6 Désormais, à l'avenir. — Désormais, en prenant la place

ployer'. » Le ieune doibt faire ses apprests, le vieil en iouyr, disent les sages'; et le plus grand vice qu'ils remarquent en nous, c'est que nos desirs raieunissent sans cesse; nous recommenceons tousiours à vivre.

Nostre estude et nostre envie debvroient quelquesfois sentir la vieillesse. Nous avons le pied à la fosse, et nos appetits et poursuittes ne font que naistre :

Tu secanda marmora

Locas sub ipsum funus, et, sepulcri
Immemor, struis domos 3.

Le plus long de mes desseings n'a pas un an d'estendue : ie ne pense desormais qu'à finir, me desfois de toutes nouvelles esperances et entreprinses, prens mon dernier congé de touts les lieux que ie laisse, et me despossede touts les iours de ce que l'ay. Olim iam nec perit quidquam mihi, nec acquiritur...... plus superest viatici quam viæ.

Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi 5. C'est enfin tout le soulagement que ie treuve en ma vieillesse, qu'elle amortit en moy plusieurs desirs et soings dequoy la vie est inquietee; le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy cy apprend à parler, lors qu'il luy fault apprendre à se taire pour iamais. On peult continuer à tout temps l'estude, non pas l'escholage: la sotte chose qu'un vieillard abecedaire ! Diversos diversa iuvant; non omnibus annis Omnia conveniunt 7.

S'il fault estudier, estudions un estude sortable à nostre condition, à fin que nous puissions respondre, comme celuy à qui quand on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude : « A m'en partir meilleur, et plus à mon ayse,» respondit il. Tel estude feut celuy du ieune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, De l'eternité de l'ame; non, comme il fault croire, qu'il ne feust de long temps

de hormais, l'a dépossédé entièrement. Du temps de Nicot, on pouvait écrire des ores mais, au lieu de désormais. C. PLUTARQUE, Philopamen, c. 19. C.

2 SÉNÈQUE, Epist. 36. J. V. L.

3 Vous faites tailler des marbres, à la veille de mourir; vous bâtissez une maison, et il faudrait songer à un tombeau. HoR. Od. II, 18, 17.

4 Depuis longtemps, je ne perds ni ne gagne...... il me reste plus de provisions que de chemin à faire. SENÈQUE, Epist. 77. 5 J'ai vécu, j'ai fourni la carrière que m'avait donnée la fortune. VIRG. Énéide, IV, 653.

6 Montaigne traduit SÉNÈQUE, Epist. 36: Turpis et ridicula res est elementarius senex. J. V. L.

7 Les hommes aiment des choses diverses: toute chose ne

convient pas à tout âge. PSEUDO-GALLUS, I, 104.

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garny de toute sorte de munitions pour un tel deslogement; d'asseurance, de volonté ferme et d'instruction, il en avoit plus que Platon n'en a en ses escripts; sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie : il print cette occupation, non pour le service de sa mort; mais, comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil en l'importance d'une telle deliberation, il continua aussi sans chois et sans changement ses estudes, avec les aultres actions accoustumees de sa vie. La nuict' qu'il veint d'estre refusé de la preture, il la passa à iouer; celle en laquelle il debvoit mourir, il la passa à lire : la perte ou de la vie, ou de l'office, tout luy feut un. CHAPITRE XXIX.

De la vertu.

Ie treuve, par experience, qu'il y a bien à dire entre les boutees' et saillies de l'ame, ou une resolue et constante habitude : et veoy bien qu'il n'est rien que nous ne puissions, voire iusques à surpasser la Divinité mesme, dict quelqu'un3, d'autant que c'est plus de se rendre impassible de soy, que d'estre tel de sa condition originelle; et iusques à pouvoir ioindre à l'imbecillité de l'homme

une resolution et asseurance de dieu; mais c'est par secousses et ez vies de ces heros du temps passé, il y a quelquesfois des traicts miraculeux, et qui semblent de bien loing surpasser nos forces naturelles; mais ce sont traicts, à la verité; et est dur à croire que de ces conditions ainsin eslevees, on en puisse teindre et abbruver l'ame en maniere qu'elles luy deviennent ordinaires et comme naturelles. Il nous escheoit à nous mesmes, qui ne sommes qu'avortons d'hommes, d'eslancer par fois nostre ame, esveillee par les discours ou exemples d'aultruy, bien loing au delà de son ordinaire: mais c'est une espece de passion, qui la poulse et agite, et qui la ravit aulcunement hors de soy; car ce tourbillon franchy, nous veoyons que, sans y penser, elle se desbande et relasche d'elle mesme, sinon iusques à la derniere touche, au moins iusques à n'estre plus celle là; de façon que lors, à toute occasion, pour un oyseau perdu, ou un verre cassé, nous nous laissons esmouvoir à peu prez comme l'un du vulgaire. Sauf

1 Ces mots, jusqu'à la fin du chapitre, sont traduits de SÉNEQUE, Epist. 71 et 104. C.

2 Les élans, les boutades. — D'une boutée, uno impulsu, uno impetu. NICOT.

3 SÉNÈQUE, Epist. 73; et surtout de Provident. c. 5: Ferte fortiter; hoc est, quo Deum antecedatis : ille extra patien tiam malorum est, vos supra patientiam. J. V. L.

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