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qu'il eut plus à les consoler qu'à les tanser : une sienne seule cohorte souteint quatre legions de Pompeius plus de quatre heures, iusques à ce qu'elle feut quasi toute desfaicte à coups de traicts, et se trouva dans la trenchee cent trente mille flesches' un soldat, nommé Scæva, qui commandoit à l'une des entrees, s'y mainteint invincible, ayant un œil crevé, une espaule et une cuisse percees, et son escu faulsé en deux cents trente lieux. Il est advenu à plusieurs de ses soldats prins prisonniers, d'accepter plustost la mort que de vouloir promettre de prendre aultre party3: Granius Petronius prins par Scipion en Afrique, Scipion, aprezavoir faict mourir ses compaignons, luy manda qu'il luy donnoit la vie, car il estoit homme de reng et questeur : Petronius respondit, « que les soldats de Cesar avoient accoustumé de donner la vie aux aultres, non la recevoir; » et se tua tout soubdain de sa propre main 4. Il y a infinis exemples de leur fidelité : il ne fault pas oublier le traict de ceulx qui feurent assiegez à Salone, ville partisane pour Cesar contre Pompeius, pour un rare accident qui y adveint. Marcus Octavius les tenoit assiegez; ceulx de dedans estants reduicts en extreme necessité de tous tes choses, en maniere que pour suppleer au default qu'ils avoient d'hommes, la pluspart d'entre eulx y estants morts et blecez, ils avoient mis en liberté touts leurs esclaves, et pour le service de leurs engeins, avoient esté contraincts de coupper les cheveux de toutes les femmes à fin d'en faire des chordes, oultre une merveilleuse disette de vivres; et ce neantmoins, resolus de iamais ne se rendre. Aprez avoir traisné ce siege en grande longueur, d'où Octavius estoit devenu plus nonchalant et moins attentif à son entreprinse, ils choisirent un iour sur le midy, et comme ils eurent rengé les femmes et les enfants sur leurs murailles pour faire bonne mine, sortirent en telle furie sur les assiegeants, qu'ayants enfoncé le premier, le second et tiers corps de garde, et le quatriesme, et puis le reste, et ayants faict du tout abbandonner les trenchees, les chasserent iusques dans les navires; et Octavius mesme se sauva à Dyrrachium, où estoit Pompeius 5. Ie n'ay point memoire pour cette heure d'avoir veu aulcun aultre exemple où les assiegez battent en gros les assiegeants, et gaignent la maistrise de la cam

I SUÉTONE, César, c. 68; CÉSAR, de Bel. civ. III, 53. J. V. L. 2 CESAR, de Bello civili, III, 53; FLORUS, IV, 2; VALÈRE MAXIME, III, 3, 23; SUÉTONE, César, c. 68. C.

3 SUÉTONE, César, c. 68. C.

4 PLUTARQUE, César, c. 5. C.

5 CESAR, de Bello civili, III, 9. J. V. L.

paigne; ny qu'une sortie ayt tiré en consequence une pure et entiere victoire de battaille. CHAPITRE XXXV.

De trois bonnes femmes.

Il n'en est pas à douzaines, comme chascun sçait, et notamment aux debvoirs de mariage; car c'est un marché plein de tant d'espineuses circonstances, qu'il est mal aysé que la volonté d'une femme s'y maintienne entiere long temps les hommes, quoy qu'ils y soyent avecques un peu meilleure condition, y ont trop affaire. La touche d'un bon mariage, et sa vraye preuve, regarde le temps que la societé dure; si elle a esté constamment doulce, loyale et commode. En nostre siecle, elles reservent plus communement à estaler leurs bons offices et la vehemence de leur affection envers leurs maris perdus; cherchent au moins lors à donner tesmoignage de leur bonne volonté : tardiftesmoignage et hors de saison! Elles preuvent plustost par là qu'elles ne les ayment que morts : la vie est pleine de combustion; et le trespas, d'amour et de courtoisie. Comme les peres cachent l'affection envers leurs enfants; elles volontiers, de mesme, cachent la leur envers le mary, pour maintenir un honneste respect. Ce mystere n'est pas de mon goust; elles ont beau s'escheveler et s'esgratigner, ie m'en vois à l'aureille d'une femme de chambre et d'un secretaire : « Comment estoient ils? comment ont ils vescu ensemble? » Il me souvient tousiours de ce bon mot, iactantius mærent, quæ minus dolent1 : leur rechigner est odieux aux vivants, et vain aux morts. Nous dispenserons volontiers qu'on rie2 aprez, pourveu qu'on nous rie pendant la vie. Est ce pas dequoy ressusciter de despit, qui m'aura craché au nez pendant que i'estoy, me vienne frotter les pieds quand ie ne suis plus? S'il y a quelque honneur à pleurer les maris, il n'appartient qu'à celles qui leur ont ry: celles qui ont pleuré en la vie, qu'elles rient en la mort, au dehors comme au dedans. Aussi, ne regardez pas à ces yeulx moites et à cette piteuse voix; regardez ce port, ce teinct, et

1 Celles qui sont le moins affligées, pleurent avec le plus d'ostentation. TACITE, Ann. II, 77. Il y a dans Tacite : Periisse Germanicum, nulli jactantius mœrent, quam qui maxime lætantur. C.

2 On a mis, dans quelques éditions, qu'on pleure aprez. Ce changement n'était point nécessaire. Dispenser signifiait autrefois permettre, comme on peut voir dans Nicot; et c'est dans ce sens que Montaigne l'emploie ici : Nous permettrons volontiers à nos femmes de rire après notre mort, pourvu qu'elles nous rient pendant notre vie. C'est là précisément la pensée de Montaigne, qui est plaisante, et dans le fond très-raisonnable. C

l'embonpoinct de ces ioues soubs ces grands voiles; c'est par là qu'elle parle françois : il en est peu de qui la santé n'aille en amendant, qualité qui ne sçait pas mentir. Cette cerimonieuse contenance ne regarde pas tant derriere soy que devant; c'est acquest, plus que payement. En mon enfance une honneste et tres belle dame qui vit encores, veufve d'un prince, avoit ie ne sçay quoy plus en sa parure qu'il n'est permis par les loix de nostre veufvage; à ceulx qui le luy reprochoient : C'est, disoit elle, que ie ne practique plus de nouvelles amitiez, et suis hors de volonté de me remarier. »

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Pour ne disconvenir du tout à nostre usage, i'ay icy choisy trois femmes qui ont aussi employé l'effort de leur bonté et affection autour la mort de leurs maris: ce sont pourtant exemples un peu aultres, et si pressants, qu'ils tirent hardiement la vie en consequence.

Pline le ieune' avoit prez d'une sienne maison en Italie, un voysin merveilleusement tormenté de quelques ulceres qui lui estoient survenus ez parties honteuses. Sa femme le veoyant si longuement languir, le pria de permettre qu'elle veist à loisir et de prez l'estat de son mal, et qu'elle luy diroit plus franchement qu'aulcun aultre ce qu'il avoit à en esperer. Aprez avoir obtenu cela de luy, et l'avoir curieusement consideré, elle trouva qu'il estoit impossible qu'il en peust guarir, et que tout ce qu'il avoit à attendre, c'estoit de traisner fort long temps une vie douloureuse et languissante: si luy conseilla, pour le plus seur et souverain remede, de se tuer; et le trouvant un peu mol à une si rude entreprinse : «< Ne pense point, luy dit elle, mon amy, que les douleurs que ie te veoy souffrir ne me touchent autant qu'à toy, et que pour m'en delivrer ie ne me vueille servir moy mesme de cette medecine que ie t'ordonne. Ie te veulx accompaigner à la guarison, comme i'ay faict à la maladie oste cette crainte, et pense que nous n'aurons que plaisir en ce passage qui nous doibt delivrer de tels torments; nous nous en irons heureusement ensemble. » Cela dict, et ayant rechauffé le courage de son mary, elle resolut qu'ils se precipiteroient en la mer par une fenestre de leur logis qui y respondoit. Et pour maintenir iusques à sa fin cette loyale et vehemente affection dequoy elle l'avoit embrassé pendant sa vie, elle voulut encores qu'il mourust entre ses bras mais de peur qu'ils ne luy faillissent, et que les estreinctes

Epist. VI, 24.

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de ses enlacements ne veinssent à se relascher par la cheute et la crainte, elle se feit lier et attacher bien estroictement avecques luy par le fauls' du corps; et abbandonna ainsi sa vie pour le repos de celle de son mary. Celle là estoit de bas lieu; et parmy telle condition de gents, il n'est pas si nouveau d'y veoir quelque traict de bonté :

Extrema per illos

Iustitia excedens terris vestigia fecit2.

Les aultres deux sont nobles et riches, où les exemples de vertu se logent rarement.

3

Arria 3, femme de Cecina Pætus, personnage consulaire, feut mere d'une aultre Arria, femme de Thrasea Pætus, celuy duquel la vertu feut tant renommee du temps de Neron, et par le moyen de ce gendre, mere grand' de Fannia; car la ressemblance des noms de ces hommes et femmes, et de leurs fortunes, en a faict mesconter plusieurs. Cette premiere Arria, Cecina Pætus, son mary, ayant esté prins prisonnier par les gents de l'empereur Claudius, aprez la desfaicte de Scribonianus, duquel il avoit suyvy le party, supplia ceulx qui l'emmenoient prisonnier à Rome de la recevoir dans leur navire, où elle leur seroit de beaucoup moins de despense et d'incommodité qu'un nombre de personnes qu'il leur fauldroit pour le service de son mary; et qu'elle seule fourniroit à sa chambre, à sa cuisine, et à touts aultres offices. Ils l'en refuserent : et elle s'estant iectee dans un bateau de pescheur qu'elle loua sur le champ, le suyvit en cette sorte depuis la Sclavonie. Comme ils feurent à Rome, un iour, en presence de l'empereur, Iunia, veufve de Scribonianus, s'estant accostee d'elle familierement pour la societé de leurs fortunes, elle la repoulsa rudement avecques ces paroles : « Moy, dit elle, que ie parle à toy, ny que ie t'escoute! à toy au giron de laquelle Scribonianus feut tué! et tu vis encores! » Ces paroles avecques plusieurs aultres signes feirent sentir à ses parents qu'elle estoit pour se desfaire elle mesme, impatiente de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea, son gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy disant ainsi : « Quoy! si ie couroy pareille fortune à celle de Cecina, vouldriez vous que ma femme, vostre fille, en feist de mesme? — Comment done

Par le milieu du corps. E. J.

2 La justice fuyant nos coupables climats,
Sous le chaume innocent porta ses derniers pas.
VIRG. Géorg. II, 473, trad. de Delille.

3 Tout ce long récit est extrait d'une lettre de Pline le jeune, III, 16. C.

advis, d'avoir eu besoing d'un cher et pretieux enseignement.

Pompeia Paulina', ieune et tres noble dame

ques, si ie le vouldroy! respondit elle: ouy, ouy, ie le vouldroy, si elle avoit vescu aussi long temps et d'aussi bon accord avecques toy, que i'ay faict avecques mon mary. » Ces reponses aug-romaine, avoit espousé Seneque en son extreme mentoient le soing qu'on avoit d'elle, et faisoient qu'on regardoit de plus prez à ses deportements. Un iour, aprez avoir diet à ceulx qui la gardoient, « Vous avez beau faire, vous me pouvez bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne sçauriez, » s'eslanceant furieusement d'une chaire où elle estoit assise, elle s'alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voysine; duquel coup estant cheute de son long esvanouïe et fort blecee, aprez qu'on l'eut à toute peine faicte revenir: « le vous disoy bien, dit elle, que si vous me refusiez quelque façon aysee de me tuer, i'en choisiroy quelque aultre, pour mal aysee qu'elle feust. » La fin d'une si admirable vertu feut telle: Son mary Pætus n'ayant pas le cœur assez ferme de soy mesme pour se donner la mort, à laquelle la cruauté de l'empereur le rengeoit; un iour entre aultres, aprez avoir premierement employé les discours et enhortements propres au conseil qu'elle luy donnoit à ce faire, elle print le poignard que son mary portoit, et le tenant nud en sa main, pour la conclusion de son exhortation, « Fais ainsi Pætus,» luy dit elle; et en mesme instant, s'en estant donné un coup mortel dans l'estomach, et puis l'arrachant de sa playe, elle le luy presenta, finissant quand et quand sa vie avecques cette noble, genereuse et immortelle parole, Pate, non dolet. Elle n'eut loisir que de dire ces trois paroles d'une si belle substance; « Tiens, Pætus, il ne m'a point faict mal: »

Casta suo gladium quum traderet Arria Pato,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis:

Si qua fides, vulnus quod feci non dolet, inquit;
Sed quod tu facies, id mihi, Pæte, dolet':

il est bien plus vif en son naturel, et d'un sens
plus riche car et la playe et la mort de son
mary, et les siennes, tant s'en fault qu'elles luy |
poisassent, qu'elle en avoit esté la conseillere et
promotrice; mais ayant faict cette haulte et cou-
rageuse entreprinse pour la seule commodité de
son mary, elle ne regarde qu'à luy encores au
dernier traict de sa vie, et à luy oster la crainte
de la suyvre en mourant. Pætus se frappa tout
soubdain de ce mesme glaive: honteux, à mon

Lorsque la chaste Arria présentait à son cher Pætus le poi

gnard qu'elle venait de retirer de son sein: Pætus, lui ditelle, crois-moi, le coup que je viens de me donner ne me fait point de mal; je ne souffre que de celui que tu vas te donner. MARTIAL, I, 14.

vieillesse. Neron, son beau disciple, envoya ses satellites vers luy pour luy denoncer l'ordonnance de sa mort; ce qui se faisoit en cette maniere ; Quand les empereurs romains de ce temps avoient condemné quelque homme de qualité, ils luy mandoient par leurs officiers de choisir quelque mort à sa poste, et de la prendre dans tel ou tel delay qu'ils luy faisoient prescrire selon la trempe de leur cholere, tantost plus pressé, tantost plus long, luy donnants terme pour disposer pendant ce temps là de ses affaires, et quelquesfois luy ostants le moyen de ce faire par la briefveté du temps et si le condemné estrivoit 2 à leur ordonnance, ils menoient des gents propres à l'executer, ou luy couppant les veines des bras et des iambes, ou luy faisant avaller du poison par force; mais les personnes d'honneur n'attendoient pas cette necessité, et se servoient de leurs propres medecins et chirurgiens à cet effect. Seneque ouït leur charge, d'un visage paisible et asseuré, et aprez demanda du papier pour faire son testament: ce qui luy ayant esté refusé par le capitaine, il se tourna vers ses amis : « Puis que ie ne puis, leur dit il, vous laisser aultre chose en recognoissance de ce que ie vous dois, ie vous laisse au moins ce que l'ay de plus beau, à sçavoir l'image de mes mœurs et de ma vie, quelle ie vous prie conserver en vostre memoire; à fin qu'en ce faisant, vous acqueriez la gloire de sinceres et veritables amis; » et quand et quand appaisant tantost l'aigreur de la douleur qu'il leur veoyoit souffrir par doulces paroles, tantost roidissant sa voix, pour les en tanser :

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la

Où sont, disoit il, ces beaux preceptes de la philosophie ? que sont devenues les provisions que par tant d'annees nous avons faictes contre les accidents de la fortune? La cruauté de Neron nous estoit elle incogneue? Que pouvions nous attendre de celuy qui avoit tué sa mere et son frere, sinon qu'il feist encores mourir son gouverneur qui l'a nourry et eslevé? » Aprez avoir dict ces paroles en commun, il se destourna à sa femme, et l'embrassant estroictement, comme par la poisanteur de la douleur elle defailloit de cœur et de forces, la pria de porter un peu plus patiemment cet accident, pour l'amour de luy ; et que l'heure estoit venue où il avoit à monstrer,

I TACITE, Annal. XV, 61-64. C.
2 Résistoit. E. J.

MONTAIGNE.

25

baing fort chauld; et lors sentant sa fin prochaine, autant qu'il eut d'haleine, il continua des discours tres excellents sur le subiect de l'estat où il se trouvoit, que ses secretaires recueillirent tant qu'ils peurent ouyr sa voix; et demeurerent ses paroles dernieres, long temps depuis, en credit et honneur ez mains des hommes (ce nous est une bien fascheuse perte qu'elles ne soient venues iusques à nous). Comme il sentit les derniers traicts de la mort, prenant de l'eau du baing toute sanglante, il en arrousa sa teste, en disant: « le voue cette eau à Iupiter le liberateur 1. » Neron, adverty de tout cecy, craignant que la mort de Paulina, qui estoit des mieulx apparentees dames romaines, et envers laquelle il n'avoit nulles particulieres inimitiez, luy veinst à reproche, renvoya en toute diligence luy faire rattacher ses playes: ce que ses gents d'elle feirent sans son sceu 2, estant desia demy morte et sans aulcun sentiment. Et ce que contre son desseing, elle vesquit depuis, ce feust tres honnorablement et comme il appartenoit à sa vertu, monstrant, par la couleur blesme de son visage, combien elle avoit escoulé de vie par ses bleceures.

non plus par discours et par disputes, mais par | effect, le fruict qu'il avoit tiré de ses estudes; et que sans doubte il embrassoit la mort, non seulement sans douleur, mais avecques alaigresse: «Parquoy m'amie, disoit il, ne la deshonnore par tes larmes, à fin qu'il ne semble que tu t'aymes plus que ma reputation: appaise ta douleur, et te console en la cognoissance que tu as eu de moy et de mes actions, conduisant le reste de ta vie par les honnestes occupations ausquelles tu es addonnee. » A quoy Paulina ayant un peu reprins ses esprits, et reschauffé la magnanimité de son courage par une tres noble affection: «Non, Seneca, respondit elle, ie ne suis pas pour vous laisser sans ma compaignie en telle necessité; ie ne veulx pas que vous pensiez que les vertueux exemples de vostre vie ne m'ayent encores apprins à sçavoir bien mourir : et quand le pourroy ie ny mieulx, ny plus honnestement, ny plus à mon gré, qu'avecques vous? Ainsi faictes estat que ie m'en vois quand et vous. » Lors Seneque prenant en bonne part une si belle et glorieuse deliberation de sa femme, et pour se delivrer aussi de la crainte de la laisser aprez sa mort à la mercy et cruauté de ses ennemis : « le t'avoy, Paulina, dit il, conseillé ce qui servoit a conduire plus heureusement ta vie : tu aymes doncques mieulx l'honneur de la mort; vrayement ie ne te l'envieray point : la constance et la resolution soyent pareilles à nostre commune fin; mais la beaulté et la gloire soit plus grande de ta part.» Cela faict, on leur couppa en mesme temps les veines des bras; mais parce que celles de Seneque, resserrees tant par la vieillesse que par son abstinence, donnoient au sang le cours trop long et trop lasche, il commanda qu'on lui couppast encores les veines des cuisses; et de peur que le torment qu'il en souffroit n'attendrist le❘ cœur de sa femme, et pour se delivrer aussi soy mesme de l'affliction qu'il portoit de la veoir en si piteux estat, aprez avoir tres amoureusement prins congé d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportast en la chambre voysine, comme on feit. Mais toutes ces incisions estants encores insuffisantes pour le faire mourir, il commande à Statius Anneus, son medecin, de luy donner un bruvage de poison, qui n'eut gueres non plus malin qu'on fit courir alors contre la fermeté de cette illustre d'effect; car par la foiblesse et froideur des membres, elle ne peut arriver iusques au cœur : par ainsin on luy feit en oultre apprester un

La poison, car c'est ainsi qu'on parlait du temps de Montaigne. Nous disons aujourd'hui, le poison; et c'est comme on a mis dans quelques éditions. C.

Voylà mes trois contes tres veritables, que ie treuve aussi plaisants et tragiques que ceulx que nous forgeons à nostre poste pour donner plaisir au commun; et m'estonne que ceulx qui s'addonnent à cela, ne s'advisent de choisir plustost dix mille tres belles histoires qui se rencontrent dans les livres, où ils auroient moins de peine, et apporteroient plus de plaisir et proufit : et qui en vouldroit bastir un corps entier et s'entretenant, il ne fauldroit qu'il fournist du sien que la liaison, comme la souldure d'un aultre metal; et pourroit entasser par ce moyen force veritables evenements de toutes sortes, les disposant et diversifiant selon que la beaulté de l'ouvrage le requerroit, à peu prez comme Ovide a cousu et rapiecé sa Metamorphose 3, de ce grand nombre de fables diverses.

En ce dernier couple, cela est encores digne

Libare se liquorem illum Jovi Liberatori. TACITE, Annal. XV, 64. C.

2 Montaigne a eu raison de ne pas se charger d'un bruit

Romaine, et que Tacite a trouvé à propos d'insérer dans ses Annales, XV, 64, quoiqu'il semble y donner peu de foi. On ignore, dit-il, si ce fut à son insu qu'on arréta le sang, incertum an ignara. C.

3 Montaigne ajoutait dans l'édition de 1588, fol. 323 verso, « ou comme Arioste a rengé en une suitte ce grand nombre de fables diverses. » Il est probable qu'il a supprimé ces mots parce qu'il ne s'agit ici que d'histoires sérieuses et graves, et que la plupart de celles de l'Arioste sont comiques. J. V. L.

d'estre consideré, Que Paulina offre volontiers | seulement sa crainte, mais encores la mienne :

ce ne m'a pas esté assez de considerer combien resoluement ie pourroy mourir, mais i̇'ay aussi consideré combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Ie me suis contrainct à vivre; et c'est quelquesfois magnanimité que vivre. » Voylà ses mots, excellents comme est son usage.

CHAPITRE XXXVI.

Des plus excellents hommes.

Si on me demandoit le chois de touts les hommes qui sont venus à ma cognoissance, il me semble

en trouver trois excellents au dessus de touts les aultres.

L'un Homere: non pas qu'Aristote ou Varro, pour exemple, ne feussent à l'adventure aussi sçavants que luy, ny possible encores qu'en son art mesme Virgile ne luy soit comparable; ie le laisse à iuger à ceulx qui les cognoissent touts deux. Moy, qui n'en cognoy que l'un, puis seulement dire cela, selon ma portee, que ie ne croy pas que les Muses mesmes allassent au delà du

Romain:

à quitter la vie pour l'amour de son mary, et Que son mary avoit aultrefois quitté aussi la mort pour l'amour d'elle. Il n'y a pour nous grand contrepoids à cet eschange; mais, selon son humeur stoïque, ie croy qu'il pensoit avoir autant faict pour elle, d'alonger sa vie en sa faveur, comme s'il feust mort pour elle. En l'une des lettres qu'il escrit à Lucilius, aprez qu'il y a faict entendre comme la fiebvre l'ayant prins à Rome, il monta soubdain en coche pour s'en aller à une sienne maison aux champs, contre l'opinion de sa femme qui le vouloit arrester; et qu'il luy avoit respondu que la fiebvre qu'il avoit, ce n'estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu; il suit ainsin : « Elle me laissa aller, me recommendant fort ma santé. Or moy qui scay que ie loge sa vie en la mienne, ie commence de pourveoir à moy, pour pourvoir à elle: le privilege que ma vieillesse m'avoit donné me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, ie le perds, quand il me souvient qu'en ce vieillard il y en a une ieune à qui ie proufite. Puis que ie ne la puis renger à m'aymer plus courageusement, elle me renge à m'aymer moy mesme plus curieusement car il fault prester quelque chose aux honnestes affections; et par fois, encores que les occasions nous pressent au contraire, il fault rappeller la vie, voire avecques torment; il fault arrester l'ame entre les dents, puis que la loy de vivre, aux gents de bien, ce n'est pas autant qu'il leur plaist, mais autant qu'ils doibvent. Celuy qui n'estime pas tant sa femme ou un sien amy, que d'en alonger sa vie, et qui s'opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol: il fault que l'ame se commande cela, quand l'utilité des nostres le requiert; il fault par fois nous prester à nos amis, et quand nous vouldrions mourir pour nous, interrompre nostre desseing pour eulx. C'est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la consideration d'aul-gle truy, comme plusieurs excellents personnages ont faict; et est un traict de bonté singuliere, de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité plus grande, c'est la nonchalance de sa duree, et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doulx, agreable, et proufitable à quelqu'un bien affectionné. Et en receoit on une tres plaisante recompense: car qu'est il plus doulx que d'estre si cher à sa femme, qu'à sa consideration on en devienne plus cher à soy mesme? Ainsi ma Pauline m'a chargé, non

Epist. 104. C.

Tale facit carmen docta testudine, quale

Cynthius impositis temperat articulis 1 : toutesfois en ce iugement, encores ne fauldroit il pas oublier que c'est principalement d'Homere que Virgile tient sa suffisance; que c'est son guide et maistre d'eschole; et qu'un seul traict de l'Iliade a fourny de corps et de matiere à cette grande et divine Aeneïde. Ce n'est pas ainsi que ie compte: i'y mesle plusieurs aultres circonstances qui me rendent ce personnage admirable, quasi au dessus de l'humaine condition; et à la verité, ie m'estonne souvent que luy, qui a produict et mis en credit au monde plusieurs deïtez par son auctorité, n'a gaigné reng de dieu luy mesme. Estant aveugle, indigent, estant avant que les sciences feussent redigees en rei

et observations certaines, il les a tant cogneues, que touts ceulx qui se sont meslez depuis d'establir des polices, de conduire guerres, et d'escrire ou de la religion, ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont servis de luy comme d'un ministre tres parfaict en la cognoissance de toutes choses, et de ses livres comme d'une pepiniere de toute espece de suffisance :

Qui, quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,

Plenius ac melius Chrysippo et Crantore dicit;

1 Il chante, sur sa docte lyre, des vers pareils à ceux que chante Apollon lui-même. PROPERCE, II, 34, 79.

2 Il nous dit bien mieux que Crantor et Chrysippe ce qui

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