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(comme de vray il fault noter que les ieux des enfants ne sont pas ieux, et les fault iuger en eulx comme leurs plus serieuses actions), il n'est passetemps si legier où ie n'apporte, du dedans et d'une propension naturelle et sans estude, une extreme contradiction à tromper. le manie les chartes pour les doubles', et tiens compte, comme pour les doubles doublons; lors que le gaigner et le perdre, contre ma femme et ma fille, m'est indifferent, comme lors qu'il va de bon. En tout et par tout, il y a assez de mes yeulx à me tenir en office; il n'y en a point | qui me veillent de si prez, ny que ie respecte plus. Je viens de veoir chez moy un petit homme natif de Nantes, nay sans bras, qui a si bien façonné ses pieds au service que luy debvoient les mains, qu'ils en ont à la verité à demy oublié leur office naturel. Au demourant, il les nomme ses mains; il trenche, il charge un pistolet et le lasche, il enfile son aiguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne, il ioue aux chartes et aux dez, et les remue avecques autant de dexterité que sçauroit faire quelqu'aultre l'argent que ie luy ay donné (car il gaigne sa vie à se faire veoir), il l'a emporté en son pied, comme nous faisons en nostre main. I'en veis un aultre, estant enfant, qui manioit une espee à deux mains, et une hallebarde, du ply du col, à faulte de mains; les iectoit en l'air, et les reprenoit; lanceoit une dague; et faisoit craqueter un fouet aussi bien que charretier de France.

Mais on descouvre bien mieulx ses effects aux estranges impressions qu'elle faict en nos ames, où elle ne treuve pas tant de resistance. Que ne peult elle en nos iugements, et en nos creances? y a il opinion si bizarre, ie laisse à part la grossiere imposture des religions dequoy tant de grandes nations et tant de suffisants personnages se sont veus enyvrez (car cette partie estant hors de nos raisons humaines, il est plus excusable de s'y perdre, à qui n'y est extraordinairement esclairé par faveur divine), mais d'aultres opinions, y en a il de si estranges, qu'elle n'aye planté et estably par loix ez regions que bon luy a semblé? et est tres iuste cette ancienne exclamation: Non pudet physicum, idest, speculatorem venatoremque naturæ, ab animis consuetudine imbutis quærere testimonium veritatis"!

Le double était une petite monnaie de cuivre qui ne valait qu'un double denier. Un doublon était une monnaie d'Espagne de la valeur d'une double pistole. E. J.

2 Quelle honte à un physicien, qui doit poursuivre sans

I'estime qu'il ne tumbe en l'imagination humaine aulcune fantasie si forcenee, qui ne rencontre l'exemple de quelque usage publicque, et par consequent que nostre raison n'estaye et ne fonde. Il est des peuples où on tourne le dos à celuy qu'on salue, et ne regarde lon iamais celuy qu'on veult honnorer. Il en est où, quand le roy crache, la plus favorie des dames de sa court tend la main; et en aultre nation, les plus apparents, qui sont autour de luy, se baissent à terre pour amasser en du linge son ordure. Desrobbons icy la place d'un conte.

Un gentilhomme françois se mouchoit tousiours de sa main, chose tres ennemie de nostre usage: deffendant là dessus son faict (et estoit fameux en bons rencontres), il me demanda quel privilege avoit ce sale excrement, que nous allussions luy apprestant un beau linge delicat à le recevoir, et puis, qui plus est, à l'empaqueter et serrer soigneusement sur nous : que cela debvoit faire plus de mal au cœur, que de le veoir verser où que ce feust, comme nous faisons toutes nos aultres ordures. Ie trouvay qu'il ne parloit pas du tout sans raison et m'avoit la coustume osté l'appercevance de cette estrangeté, laquelle pourtant nous trouvons si hideuse, quand elle est recitee d'un aultre païs. Les miracles sont selon l'ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l'estre de la nature; l'assuefaction endort la veue de nostre iugement: les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eulx, ny avecques plus d'occasion; comme chascun advoueroit, si chascun sçavoit, aprez s'estre promené par ces loingtains exemples, se coucher sur les propres, et les conferer sainement. La raison humaine est une teincture infuse environ de pareil poids à toutes nos opinions et mœurs, de quelque forme qu'elles soyent; infinie en matiere, infinie en diversité. Ie m'en retourne.

Il est des peuples où, sauf sa femme et ses enfants, aulcun ne parle au roy que par sarbatane. En une mesme nation, et les vierges monstrent à descouvert leurs parties honteuses, et les mariees les couvrent et cachent soigneusement. A quoy cette aultre coustume, qui est ailleurs, a quelque relation : la chasteté n'y est en prix que pour le service du mariage; car les filles se peuvent abandonner à leur poste, et, engroissees, se faire avorter par medicaments relâche les secrets de la nature, d'alléguer pour des preuves de la vérité, ce qui n'est que prévention et coutume! Cic. de Nat. deor. I, 30. Il y a dans le texte petere au lieu do quærere.

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propres, au veu d'un chascun. Et ailleurs, si
c'est un marchand qui se marie, touts les mar-
chands conviez à la nopce couchent avecques
l'espousee avant luy; et plus il y en a, plus a
elle d'honneur et de recommendation de fermeté
et de capacité si un officier se marie, il en va
de mesme; de mesme si c'est un noble; et ainsi
des aultres: sauf si c'est un laboureur ou quel-
qu'un du bas peuple; car lors c'est au seigneur
à faire et si, on ne laisse pas d'y recommen-
der estroictement la loyauté pendant le mariage.
Il en est où il se veoid des bordeaux publics de
masles, voire et des mariages: où les femmes
vont à la guerre quand et leurs maris, et ont
reng, non au combat seulement, mais aussi au
commandement où non seulement les bagues
se portent au nez, aux levres, aux ioues, et aux
orteils des pieds; mais des verges d'or bien poi-
santes au travers des tettins et des fesses: où
en mangeant on s'essuye les doigts aux cuisses,
et à la bourse des genitoires, et à la plante des
pieds: où les enfants ne sont pas heritiers, ce
sont les freres et nepveux, et ailleurs les nepveux
seulement; sauf en la succession du prince: où
pour reigler la communauté des biens, qui s'y
observe, certains magistrats souverains ont
charge universelle de la culture des terres et de
la distribution des fruicts, selon le besoing d'un
chascun où l'on pleure la mort des enfants, et
festoye lon celle des vieillards: où ils couchent
en des licts dix ou douze ensemble avec leurs
femmes où les femmes qui perdent leurs ma-
ris par mort violente se peuvent remarier, les
aultres non: où l'on estime si mal de la condi-
tion des femmes, que l'on y tue les femelles
qui y naissent, et achepte lon, des voysins, des
femmes pour le besoing: où les maris peuvent
repudier, sans alleguer aulcune cause; les fem-
mes non, pour causc quelconque : où les maris
ont loy de les vendre si elles sont steriles : où
ils font cuyre le corps du trespassé, et puis pi-
ler, iusques à ce qu'il se forme comme en bouil-
lie; laquelle ils meslent à leur vin, et la boivent:
où la plus desirable sepulture est d'estre mangé
des chiens; ailleurs, des oyseaux où l'on croit
que les ames heureuses vivent, en toute liberté,
en des champs plaisants fournis de toutes com-
moditez, et que ce sont elles qui font cet echo
que nous oyons: où ils combattent en l'eau, et
tirent seurement de leurs arcs en nageant: où
pour signe de subiection, il fault haulser les
espaules et baisser la teste; et deschausser ses
souliers quand on entre au logis du roy: où

:

son

les eunuques qui ont les femmes religieuses
en garde, ont encores le nez et les levres &
dire', pour ne pouvoir estre aymez; et les
presbtres se crevent les yeulx, pour accointer
les daimons et prendre les oracles: où chascun
faict un dieu de ce qu'il luy plaist; le chasseur,
d'un lyon ou d'un regnard; le pescheur, de
certain poisson; et des idoles, de chasque ac-
tion ou passion humaine; le soleil, la lune, et
la terre, sont les dieux principaulx; la forme
de iurer, c'est toucher la terre regardant le so-
leil; et y mange lon la chair et le poisson crud :
où le grand serment, c'est iurer le nom de quel-
que homme trespassé qui a esté en bonne re-
putation au païs, touchant de la main sa tumbe :
où les estrenes annuelles que le roy envoye aux
princes ses vassaux, touts les ans, c'est du feu;
lequel apporté, tout le vieil feu est esteinct : et
de ce feu nouveau, le peuple dependant de ce
prince, en doibt venir prendre chascun pour soy,
sur peine de crime de leze maiesté : où, quand
le roy, pour s'adonner du tout à la devotion, se
retire de sa charge, ce qui advient souvent,
premier successeur est obligé d'en faire autant,
et passe le droict du royaume au troisiesme suc-
cesseur : où l'on diversifie la forme de la police',
selon que les affaires semblent le requerir; on
depose le roy, quand il semble bon; et luy subs-
titue lon des anciens à prendre le gouvernail de
l'estat; et le laisse lon par fois aussi ez mains de
la commune : où hommes et femmes sont circon-
cis, et pareillement baptisez où le soldat qui,
en un ou divers combats, est arrivé à presenter à
son roy sept testes d'ennemis, est faict noble :
où l'on vit soubs cette opinion si rare et insocia-
ble de la mortalité des ames: où les femmes
s'accouchent sans plaincte et sans effroy : où les
femmes, en l'une et l'aultre iambe, portent des
greves3 de cuivre; et si un pouil les mord,
sont tenues par debvoir de magnanimité de le
remordre; et n'osent espouser, qu'elles n'ayent
offert à leur roy, s'il le veut, leur pucellage :
où l'on salue mettant le doigt à terre, et puis
le haulsant vers le ciel où les hommes por-
tent les charges sur la teste, les femmes sur les
espaules; elles pissent debout, les hommes ac-
croupis: où ils envoyent de leur sang en signe
d'amitié, et encensent, comme les dieux, les
hommes qu'ils veulent honnorer : où non seu-

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lement iusques au quatriesme degré, mais en aulcun plus esloingné, la parenté n'est soufferte aux mariages: où les enfants sont quatre ans à nourrice, et souvent douze; et là mesme il est estimé mortel de donner à l'enfant à tetter tout le premier iour: où les peres ont charge du chastiement des masles; et les meres, à part, des femelles ; et est le chastiement de les fumer pendus par les pieds: où on faict circoncire les femmes: où l'on mange toutes sortes d'herbes, sans aultre discretion que de refuser celles qui leur semblent avoir mauvaise senteur: où tout est ouvert; et les maisons, pour belles et riches qu'elles soyent, sans porte, sans fenestre, sans coffre qui ferme; et sont les larrons doublement punis qu'ailleurs où ils tuent les pouils avec les dents comme les magots, et trouvent horrible de les veoir escacher soubs les ongles où l'on ne couppe en toute la vie ny poil ny ongle; ailleurs où l'on ne couppe que les ongles de la droicte, ceulx de la gauche se nourrissent par gentillesse: où ils nourrissent tout le poil du costé droict, tant qu'il peult croistre, et tiennent raz le poil de l'aultre costé; et en voysines provinces, celle icy nourrit le poil de devant, celle là le poil de derriere, et rasent l'opposite: où les peres prestent leurs enfants, les maris leurs femmes, à iouyr aux hostes, en payant : où on peult honnestement faire des enfants à sa mere, les peres se mesler à leurs filles et à leurs fils: où, aux assemblees des festins, ils s'entreprestent, sans distinction de parenté, les enfants les uns aux aultres: icy on vit de chair humaine : là c'est office de pieté de tuer son pere en certain aage : ailleurs les peres ordonnent, des enfants encores au ventre des meres, ceulx qu'ils veulent estre nourris et conservez, et ceulx qu'ils veulent estre abandonnez et tuez ailleurs les vieux maris prestent leurs femmes à la ieunesse pour s'en servir; et ailleurs elles sont communes sans peché; voire, en tel païs, portent pour marque d'honneur autant de belles houppes frangees au bord de leurs robbes, qu'elles ont accointé de masles. N'a pas faict la coustume encores une chose publicque de femmes à part? leur a elle pas mis les armes à la main? faict dresser des armees, et livrer des battailles? Et ce que toute la philosophie ne peult planter en la teste des plus sages, ne l'apprend elle pas de sa seule ordonnance au plus grossier vulgaire? car nous sçavons des nations entieres où non seulement la mort estoit mesprisee, mais festoyee; où les enfants de sept ans souffroient à estre fouettez

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iusques à la mort, sans changer de visage; où la richesse estoit en tel mespris, que le plus chestif citoyen de la ville n'eust daigné baisser le bras pour amasser une bourse d'escus. Et sçavons des regions tres fertiles en toutes façons de vivres, où toutesfois les plus ordinaires mets et les plus savoureux, c'estoient du pain, du nasitort et de l'eau. Feit elle pas encores ce miracle en Cio, qu'il s'y passa sept cents ans, sans memoire que femme ny fille y eust faict faulte à son honneur1 ?

Et somme, à ma fantasie, il n'est rien qu'elle ne face, ou qu'elle ne puisse; et avecques raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dict, « la royne et emperiere du monde. » Celuy qu'on rencontra battant son pere, respondit que c'estoit la coustume de sa maison; que son pere avoit ainsi battu son ayeul; son ayeul, son bisayeul; et montrant son fils: « Cettuy cy me battra, quand il sera venu au terme de l'aage où ie suis. » Et le pere, que le fils tirassoit et sabouloit emmy la rue, luy commanda de s'arrester à certain huys, car luy n'avoit traisné son pere que iusques là; que c'estoit la borne des iniurieux traictements hereditaires que les enfants avoient en usage de faire aux peres, en leur famille. Par coustume, dit Aristote3, aussi souvent que par maladie, des femmes s'arrachent le poil, rongent leurs ongles, mangent des charbons et de la terre; et plus par coustume que par nature, les masles se meslent aux masles.

Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume; chascun ayant en veneration interne les opinions et mœurs approuvees et receues autour de luy, ne s'en peult desprendre sans remors, ny s'y appliquer sans applaudissement. Quand ceulx de Crete vouloient, au temps passé, mauldire quelqu'un, ils prioient les dieux de l'engager en quelque mauvaise coustume 4. Mais le principal effect de sa puissance, c'est de nous saisir et empieter de telle sorte, qu'à peine soit il en nous de nous ravoir de sa prinse, et de rentrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray, parce que nous les humons avec le laict de nostre

1 Ces nombreux exemples sont empruntés d'Hérodote, de Xénophon, de Plutarque, de Sextus Empiricus, de Valère Maxime et des ouvrages alors publiés sur l'Amérique et sur l'Asie. J. V. L.

2 C'est ce que Pindare a dit de la loi, Népos navτwv ẞaσú, HERODOTE, III, 38. Mais Hérodote, en citant ces paroles, donne aussi à vous le sens de coutume. J. V. L.

3 Morale à Nicomaque, VII, c. 6. C.
4 VALÈRE MAXIME, VII, 2, ext. 15. J. V. L.

naissance, et que le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veue, il semble que nous soyons nayz à la condition de suyvre ce train; et les communes imaginations que nous trouvons en credit autour de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il semble que ce soyent les generales et naturelles par où il advient que ce qui est hors les gonds de la coustume, on le croit hors les gonds de la raison; Dieu sçait combien desraisonnablement le plus souvent!

Si comme nous, qui nous estudions, avons apprins de faire, chascun qui oid une iuste sentence, regardoit incontinent par où elle luy appartient en son propre, chascun trouveroit que cette cy n'est pas tant un bon mot, qu'un bon coup de fouet à la bestise ordinaire de son iugement mais on receoit les advis de la verité et ses preceptes comme addressez au peuple, non iamais à soy; et au lieu de les coucher sur ses mœurs, chascun les couche en sa memoire, tres sottement et tres inutilement. Revenons à l'empire de la coustume.

Les peuples nourris à la liberté, et à se commander eulx mesmes, estiment toute aultre forme de police monstrueuse et contre nature: ceulx qui sont duicts à la monarchie, en font de mesme; et quelque facilité que leur preste fortune au changement, lors mesme qu'ils se sont, avecques grandes difficultez, desfaicts de l'importunité d'un maistre, ils courent à en replanter un nouveau avecques pareilles difficultez, pour ne se pouvoir resouldre de prendre en haine la maistrise. C'est par l'entremise de la coustume que chascun est content du lieu où nature l'a planté; et les sauvages d'Escosse n'ont que faire de la Touraine, ny les Scythes, de la Thessalie. Darius demandoit à quelques Grecs, pour combien ils vouldroient prendre la coustume des Indes, de manger leurs peres trespassez (car c'estoit leur forme, estimants ne leur pouvoir donner plus favorable sepulture que dans eulx mesmes); ils luy respondirent, que pour chose du monde ils ne le feroient: mais s'estant aussi essayé de persuader aux Indiens de laisser leur façon; et prendre celle de Grece, qui estoit de brusler les corps de leurs peres, il leur feit encores plus d'horreur. Chascun en faict ainsi, d'autant que l'usage nous desrobbe le vray visage des choses.

Nil adeo magnum, nec tam mirabile quidquam
38. J. V. L.

1 HÉRODOTE, III,

Principio, quod non minuant mirarier omnes
Paulatim '.

Aultrefois ayant à faire valoir quelqu'une de nos observations, et reecue avecques resolue auctorité bien loing autour de nous; et ne voulant point, comme il se faict, l'establir seulement par la force des loix et des exemples, mais questant tousiours iusques à son origine, i'y trouvay le fondement si foible, qu'à peine que ie ne m'en desgoustasse, moy, qui avois à la confirmer en aultruy. C'est cette recepte, par laquelle Platon entreprend de chasser les desnaturees et preposteres amours de son temps, qu'il estime souveraine et principale; à sçavoir, que l'opinion publicque les condemne; que les poëtes, que chascun en face des mauvais contes recepte par le moyen de laquelle les plus belles filles n'attirent plus l'amour des peres, ny les freres plus excellents en beaulté, l'amour des sœurs; les fables mesmes de Thyestes, d'Oedipus, de Macareus, ayant, avecques le plaisir de leur chant, infus cette utile creance en la tendre cervelle des enfants 2. De vray, la pudicité est une belle vertu, et de laquelle l'utilité est assez cogneue; mais de la traicter et faire valoir selon nature, il est autant malaysé, comme il est aysé de la faire valoir selon l'usage, les loix et les preceptes. Les premieres et universelles raisons sont de difficile perscrutation; et les passent nos maistres en escumant; ou en ne les osant pas seulement taster, se iectent d'abordee dans la franchise de la coustume; là ils s'enflent et triumphent à bon compte. Ceulx qui ne se veulent laisser tirer hors cette originelle source faillent encores plus, et s'obligent à des opinions sauvages; tesmoing Chrysippus 3, qui sema en tant de lieux de ses escripts, le peu de compte en quoy il tenoit les conionctions incestueuses, quelles qu'elles feussent.

3

Qui vouldra se desfaire de ce violent preiudice de la coustume, il trouvera plusieurs choses receues d'une resolution indubitable, qui n'ont appuy qu'en la barbe chenue et rides de l'usage qui les accompaigne: mais ce masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il sentira son iugement comme tout bouleversé, et remis pourtant en bien plus seur estat. Pour exemple, ie luy demanderay lors,

Il n'est rien de si grand, rien de si admirable au premier abord, que peu à peu l'on ne regarde avec moins d'admiration. LUCRÈCE, II, 1027.

2 PLATON, Lois, VIII, 6, édit. d'Henri Estienne, t. II, p. 838; édit. de M. Ast, p. 310. J. V. L.

3 SEXTUS EMPIRICUS, Pyrrhon. Hypotyp. I 14. C.

quelle chose peult estre plus estrange, que de veoir un peuple obligé à suyvre les loix qu'il n'entendit oncques; attaché en touts ses affaires domestiques, mariages, donations, testaments, ventes et achapts, à des reigles qu'il ne peult sçavoir, n'estants escriptes ny publiees en sa langue, et desquelles, par necessité, il luy faille achepter l'interpretation et l'usage: non selon l'ingenieuse opinion d'Isocrates', qui conseille à son roy de rendre les traficques et negociations de ses subiects, libres, franches et lucratifves, et leurs debats et querelles, onereuses, chargees de poisants subsides; mais selon une opinion prodigieuse, de mettre en traficque la raison mesme, et donner aux loix cours de marchandise. Ie sçay bon gré à la fortune dequoy, comme disent nos historiens, ce feut un gentilhomme gascon et de mon pays, qui le premier s'opposa à Charlemaigne nous voulant donner des loix latines et imperiales.

:

Qu'est il plus farouche que de veoir une nation où, par legitime coustume, la charge de iuger se vende, et les iugements soyent payez à purs deniers comptants, et où legitimement la iustice soit refusee à qui n'a dequoy la payer; et ayt cette marchandise si grand credit, qu'il se face en une police un quatriesme estat de gents maniants les procez, pour le ioindre aux trois anciens, de l'eglise, de la noblesse, et du peuple; lequel estat ayant la charge des loix et souveraine auctorité des biens et des vies, face un corps à part de celuy de la noblesse d'où il advienne qu'il y ayt doubles loix, celles de l'honneur, et celles de la iustice, en plusieurs choses fort contraires; aussi rigoreusement condemnent celles là un dementy souffert, comme celles icy un dementy revenché; par le debvoir des armes, celuy là soit degradé d'honneur et de noblesse, qui souffre une iniure, et par le debvoir civil, celuy qui s'en venge encoure une peine capitale; qui s'adresse aux loix pour avoir raison d'une offense faicte à son honneur, il se desbonnore; et qui ne s'y adresse, il en est puny et chastié par les loix et de ces deux pieces si diverses, se rapportants toutesfois à un seul chef, ceulx là ayent la paix, ceulx cy la guerre, en charge; ceulx là ayent le gaing, ceulx cy l'honneur; ceulx là le sçavoir, ceulx cy la vertu; ceulx là la parole, ceulx cy l'action; ceulx là la iustice, ceulx cy la vaillance; ceulx là la raison,

Disc. à Nicoclès, édit. d'Henri Estienne, p. 18. C. * Depuis le chancelier du Prat, sous François I.

ceulx cy la force; ceulx fà la robbe longue, ceulx cy la courte, en partage?

Quant aux choses indifferentes, comme vestements, qui les vouldra ramener à leur vraye fin, qui est le service et commodité du corps, d'où depend leur grace et bienseance originelle: pour les plus fantastiques à mon gré qui se puissent imaginer, ie luy donray entre aultres nos bonnets quarrez; cette longue queue de veloux plissé qui pend aux testes de nos femmes avecques son attirail bigarré; et ce vain modele et inutile d'un membre que nous ne pouvons seulement honnestement nommer, duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public. Ces considerations ne destournent pourtant pas un homme d'entendement de suyvre le style commun: ains au rebours, il me semble que toutes façons escartees et particulieres partent plustost de folie ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison; et que le sage doibt au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de iuger librement des choses; mais quant au dehors, qu'il doibt suyvre entierement les façons et formes receues. La societé publicque n'a que faire de nos pensees; mais le demourant, comme nos actions, nostre travail, nos fortunes, et nostre vie, il les fault prester et abandonner à son service et aux opinions communes : comme ce bon et grand Socrates refusa de sauver sa vie, par la desobeïssance du magistrat, voire d'un magistrat tres iniuste et tres inique; car c'est la reigle des reigles, et generale loy des loix, que chascun observe celle du lieu où il est :

Νόμοις ἔπεσθαι τοῖσιν ἐγχωρίοις καλόν 2. En voycy d'une aultre cuvee. Il y a grand doubte s'il se peult trouver si evident proufit au changement d'une loy receue, telle qu'elle soit, qu'il y a du mal à la remuer: d'autant qu'une police, c'est comme un bastiment de diverses pieces ioinctes ensemble d'une telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler une, que tout le corps ne s'en sente. Le legislateur des Thuriens 3 ordonna que quiconque vouldroit, abolir une des vieilles loix, ou en establir une nouvelle, se presenteroit au peuple la chorde au col; à fin que si la nouvelleté n'estoit approuvee d'un chascun, il feust incontinent estranglé : et celuy de Lacedemone employa sa vie, pour

ou

Dans le chapitre 3 du livre III, Montaigne revient sur ces idées et les développe. A. D.

2 Il est beau d'obéir aux lois de son pays. Excerpta ex tragœd. græcis, H. GROTIO interpr. 1626, in-4°, p. 937. 3 Charondas. Diodore de SICILE, XII, 24. C.

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