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baptisé de son nom la malignité1: car c'est une qualité tousiours nuisible, tousiours folle; et comme tousiours couarde et basse, les stoïciens en deffendent le sentiment à leur sage.

Mais le conte dict' que Psammenitus, roy d'Aegypte, ayant esté desfaict et prins par Cambyses, roy de Perse, veoyant passer devant luy sa fille prisonniere habillee en servante, qu'on envoyoit puiser de l'eau, touts ses amis pleurants et lamentants autour de luy, se teint coy, sans mot dire, les yeulx fichez en terre; et veoyant encores tantost qu'on menoit son fils à la mort, se mainteint en cette mesme contenance; mais qu'ayant apperceu un de ses domestiques 3 conduict entre les captifs, il se meit à battre sa teste, et mener un ducil extreme.

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toutes les sortes de torments qui se pourront | ornement! Les Italiens ont plus sortablement inventer contre un captif. » L'aultre, d'une mine non seulement asseuree, mais rogue et altiere, se teint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre voyant son fier et obstiné silence: «A il flechy un genouil? luy est il eschappé quelque voix suppliante? Vrayement, ie vaincqueray ce silence; et si ie n'en puis arracher parole, i'en arracheray au moins du gemissement: » et tournant sa cholere en rage, commanda qu'on luy perceast les talons; et le feit ainsi traisner tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'une charrette 1. Seroit ce que la force de courage luy feust si naturelle et commune, que, pour ne l'admirer point, il la respectast moins? ou qu'il l'estimast si proprement sienne, qu'en cette haulteur il ne peust souffrir de la veoir en un aultre, sans le despit d'une passion envieuse? ou que l'impetuosité naturelle de sa cholere feust incapable d'opposition? De vray, si elle eust receu bride, il est à croire qu'en la prinse et desolation de la ville de Thebes, elle l'eust receue, à veoir cruellement mettre au fil de l'espee tant de vaillants hommes perdus et n'ayants plus moyen de deffense publicque; car il en feut tué bien six mille, desquels nul ne feut veu ny fuyant, ny demandant mercy; au rebours, cherchants qui çà qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux; les provoquants à les faire mourir d'une mort honnorable. Nul ne feut veu si abbattu de bleceures, qui n'essayast en son dernier souspir de se venger encores, et à tout les armes du desespoir, consoler sa mort en la mort de quelque ennemy. Si ne trouva l'affliction de leur vertu aulcune pitié, et ne suffisit la longueur d'un iour à assouvir sa vengeance: ce carnage dura iusques à la derniere goutte de sang espandable, et ne s'arresta qu'aux personnes desarmees, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves 3.

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Cecy se pourroit apparier à ce qu'on veit dernierement d'un prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, et bientost aprez d'un puisné sa seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d'une constance exemplaire; comme, quelques iours aprez, un de ses gents veint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident, et quittant sa resolution, s'abandonna au duel et aux regrets, en maniere qu'aulcuns en prinrent argument qu'il n'avoit esté touché au vif que de cette derniere secousse; mais, à la verité, ce feut qu'estant d'ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrieres de la patience. Il s'en pourroit, dis ie, autant iuger de notre histoire, n'estoit qu'elle adiouste, que Cambyses s'enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s'estant esmeu au malheur de son fils et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy d'un de ses amis : «< C'est, respondit il, que ce seul dernier desplaisir se peult signifier par larmes, les deux premiers surpassants de bien loing tout moyen de se pouvoir exprimer. »

A l'adventure reviendroit à ce propos l'invention de cet ancien peintre 4, lequel ayant à representer, au sacrifice d'Iphigenia, le dueil des assistants selon les degrez de l'interest que

1 Tristezza signifie souvent malignité, méchanceté. 2 HÉRODOTE, III, 14. J. V. L.

3 Domestique ne signifie pas ici serviteur, mais ami de la maison, ami intime, sens qu'on donnait encore à ce mot sous le règne de Louis XIV. Hérodote dit que cet homme était un vieillard qui mangeait ordinairement à la table du roi. J. V. L. 4 CICERON, Orator, c. 22; PLINE, XXXV, 10; VALÈRE MAXIME, VIII, 11 ext. 6 QUINTILIEN, II, 13, etc. J. V. L.

chascun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce veint au pere de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil. Voilà pourquoy les poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant perdu premierement sept fils, et puis de suite autant de filles, surchargee de pertes, avoir esté enfin transmuee en rochier,

Diriguisse malis ',

pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lors que les accidents nous accablent surpassants nostre portee. De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estre extreme, doibt estonner toute l'ame et luy empes

cher la liberté de ses actions: comme il nous advient, à la chaulde alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de touts mouvements; de façon que l'ame se relaschant aprez aux larmes et aux plainctes, semble se desprendre, se desmesler, et se mettre plus au large et à son ayse:

Et via vix tandem voci laxata dolore est ".

En la guerre que le roy Ferdinand mena contre la veufve du roy Iean de Hongrie, autour de Bude, un gendarme feut particulierement remarqué de chascun, pour avoir excessifvement bien faict de sa personne en certaine meslee, et, incogneu, haultement loué et plainct, y estant demouré, mais de nul tant que de Raïsciac, seigneur allemand, esprins d'une si rare vertu. Le corps estant rapporté, cettuy cy, d'une commune curiosité, s'approcha pour veoir qui c'estoit; et les armes ostees au trespassé, il recogneut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistants : luy seul, sans rien dire, sans ciller les yeulx, se teint debout, contemplant fixement le corps de son fils; iusques à ce que la vehemence de la tristesse ayant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre.

Chi può dir com' egli arde, è in picciol fuoco 3, disent les amoureux qui veulent representer une passion insupportable :

Misero quod omnes

Eripit sensus mihi : nam simul te,

1 Pétrifiée par la douleur. OvIDE, Métam. VI, 304. Il y a dans le texte d'Ovide, Diriguitque malis.

2 La douleur ouvre enfin le passage à sa voix.
VIRG. Eneid. XI, 151.

3 C'est aimer peu que de pouvoir dire combien l'on aime. PETRARQUE, dernier vers du sonnet 137.

Lesbia, adspexi, nihil est super mi Quod loquar amens :

Lingua sed torpet; tenuis sub artus Flamma dimanat; sonitu suopte Tinniunt aures; gemina teguntur

Lumina nocte1.

Aussi n'est ce pas en la vifve et plus cuysante chaleur de l'accez, que nous sommes propres à desployer nos plainctes et nos persuasions; l'ame est lors aggravee de profondes pensees, et le corps abbattu et languissant d'amour : et de là s'engendre par fois la defaillance fortuite qui surprend les amoureux si hors de saison, cette glace qui les saisit, par la force d'une ardeur extreme, au giron mesme de la iouïssance. Toutes passions qui se laissent gouster et digerer ne sont que mediocres :

Curæ leves loquuntur, ingentes stupent 2.

et

La surprinse d'un plaisir inesperé nous estonne de mesme:

Ut me conspexit venientem, et Troïa circum Arma amens vidit : magnis exterrita monstris, Diriguit visu in medio; calor ossa reliquit; Labitur, et longo vix tandem tempore fatur 3. Oultre la femme romaine qui mourut surprinse d'ayse de veoir son fils revenu de la route de Cannes, Sophocles et Denys le tyran qui trespasserent d'ayse5, et Talva qui mourut en Corsegue, lisant les nouvelles des honneurs que le senat de Rome luy avoit decernez; nous tenons en nostre siecle, que le pape Leon dixiesme ayant esté adverty de la prinse de Milan, qu'il avoit extremement souhaitee, entra en tel excez de ioye, que la fiebvre l'en print, et en mourut 7. Et pour un plus notable tesmoignage de

1 CATULLE, Carm. LI, 5. Ces vers sont une imitation d'une ode de Sapho que Boileau a traduite. Delille a fait quelques changements à cette traduction, pour reproduire la forme de l'ode saphique :

De veine en veine une subtile flamme
Court dans mon sein sitôt que je te vois;
Et dans le trouble où s'égare mon âme,
Je demeure sans voix.

Je n'entends plus; un voile est sur ma vue;
Je rêve, et tombe en de douces langueurs;
Et sans haleine, interdite, éperdue,
Je tremble, je me meurs!

Légères, elles s'expriment; extrêmes, elles se taisent. SÉNÈQUE, Hipp. acte II, scène 3, v. 607.

3 Dès qu'elle m'aperçoit, dès qu'elle reconnaît les armes troyennes, hors d'elle-même, frappée comme d'une vision effrayante, elle demeure immobile, son sang se glace, elle tombe, et ce n'est que longtemps après qu'elle parvient à retrouver la voix. VIRG. Enéide, III,

306.

4 De la déroute de Cannes. PLINE, VII, 54. 5 ID. VII, 53.

6 Ou mieux Thalna. VALÈRE MAXIME, IX, 12. l'ile de Corse, du latin Corsica.

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7 GUICCIARDIN, Hist. d'Italie, liv. XIV. Le pape Leon feut

l'imbecillité humaine, il a esté remarqué par les anciens', que Diodorus le dialecticien mourut sur le champ, esprins d'une extreme passion de honte pour, en son eschole et en public, ne se pouvoir desvelopper d'un argument qu'on luy avoit faict. Ie suis peu en prinse de ces violentes passions i'ai l'apprehension naturellement dure; et l'encrouste et espessis touts les iours par discours.

CHAPITRE III.

Nos affections s'emportent au delà de nous.

Ceulx qui accusent les hommes d'aller tousiours beant aprez les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents et nous rasseoir en ceulx là, comme n'ayants aulcune prinse sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s'ils osent appeller erreur chose à quoy nature mesme nous achemine pour le service de la continuation de son ouvrage; nous imprimant, comme assez d'aultres, cette imagination faulse, plus ialouse de nostre action que de nostre science.

Nous ne sommes iamais chez nous; nous sommes tousiours au delà : la crainte, le desir, l'esperance, nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobbent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius3.

Ce grand precepte est souvent allegué en Platon: « Fay ton faict, et te cognoy4. » Chascun de ces deux membres enveloppe generalement tout nostre debvoir, et semblablement enveloppe son compaignon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c'est cognoistre ce qu'il est, et ce qui luy est propre : et qui se cognoist, ne prend plus le faict estrangier pour le sien; s'ayme et se cultive avant toute aultre chose; refuse les occupations superflues et les pensees et propositions inutiles. Comme la folie,

bien ayse de mourir de ioie, dit Martin du Bellay dans ses Mémoires, liv. II, fol. 46. C.

'PLINE, VII, 53.

2 Beer avait le sens du mot latin inhiare. Ce verbe n'est usité aujourd'hui qu'au participe, bouche béante.

3 Tout esprit inquiet de l'avenir est malheureux. SÉNÈQUE, Epist. 98. « La prévoyance! La prévoyance, qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place où nous n'arriverions point, voilà la véritable source de toutes nos misères.» ROUSSEAU, Émile, liv. II.

4 Timée, p. 544, édit. de Lyon, 1590. C.

quand on luy octroyera ce qu'elle desire, ne sera pas contente; aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplaist iamais de soy. Epicurus dispense son sage de la prevoyance et soucy de l'advenir.

Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des princes à estre examinees aprez leur mort'. Ils sont compaignons, sinon maistres des loix ce que la iustice n'a peu sur leurs testes, c'est raison qu'elle le puisse sur leur reputation, et biens de leurs successeurs; choses que souvent nous preferons à la vie. C'est une usance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observee, et desirable à touts bons princes qui ont à se plaindre de ce qu'on traicte la memoire des meschants comme la leur. Nous debvons la subiection et obeïssance egualement à touts roys2, car elle regarde leur office; mais l'estimation, non plus que l'affec tion, nous ne la debvons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment, indignes; de celer leurs vices; d'ayder de nostre recommendation leurs actions indifferentes, pendant que leur autorité a besoing de nostre appuy: mais nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la iustice et à nostre liberté l'expression de nos vrays ressontiments; et nommeement de refuser aux bons subiects la gloire d'avoir reveremment et fidel!ement servy un maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cogneues; frustrant la posterité d'un si utile exemple. Et ceulx qui, par respect de quelque obligation privee, espousent iniquement la memoire d'un prince meslouable, font iustice particuliere aux depens de la iustice publicque. Titus Livius dict vray, « que le langage des hommes nourris soubs la royauté, est tousiours plein de vaines ostentations et fauls tesmoignages 3: » chascun eslevant indifferemment son roy à l'extreme ligne de valeur et grandeur souveraine. On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats qui respondirent à Neron, à sa barbe, l'un enquis de luy pourquoy il luy vouloit mal: « le t'aymoy quand tu le I DIODORE DE SICILE, I, 6. C.

2 A moins qu'ils ne commandent le crime; car le vicomte d'Orthez eut le droit de répondre à Charles IX : « Sire, J'ai communiqué le commandement de V. M. à ses fidèles habitants et gens de guerre de la garnison (de Bayonne); je n'y ai trouvé que bons citoyens et fermes soldats, mais pas un bourreau. C'est pourquoi eux et moi supplions très-humblement V. M. vouloir employer en choses possibles, quelque hasar deuses qu'elles soient, nos bras et nos vies. » J. V. L. 3 TITE-LIVE, XXXV, 48. C.

valois; mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, ie te hay comme tu merites; l'aultre, pourquoy il le vouloit tuer: « Parce que ie ne treuve aultre remede à tes continuels malefices': » mais les publics et universels tesmoignages qui, aprez sa mort, ont esté rendus, et le seront à tout iamais à luy | et à touts meschants comme luy, de ses tyranniques et vilains deportements, qui de sain entendement les peult reprouver ?

Il me desplaist qu'en une si saincte police que la lacedemonienne, se feust meslee une si feincte cerimonie: A la mort des roys, touts les confederez et voisins, et touts les ilotes, hommes, femmes, peslemesle, se descoupoient le front pour tesmoignage de dueil, et disoient en leurs cris et lamentations, que celuy là, quel qu'il eust esté, estoit le meilleur roy de touts les leurs 2; attribuant au reng le loz qui appartenoit au merite, et qui appartient au premier merite, au postreme et dernier reng.

Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert, sur le mot de Solon, « que nul avant mourir ne peult estre dict heureux3, » si celuy là mesme qui a vescu, et qui est mort à souhait, peult estre dict heureux si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist; mais estants hors de l'estre, nous n'avons aucune communication avecques ce qui est : et seroit meilleur de dire à Solon, que iamais homme n'est donc heureux, puis qu'il ne l'est qu'aprez qu'il n'est plus. Quisquam

Vix radicitus e vita se tollit, et eiicit :
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse...
Nec removet satis a proiecto corpore sese,
Vindicat 4.

et

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Randon, prez du Puy en Auvergne 5: les assiegez s'estants rendus aprez, feurent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d'Alviane, general de l'armee des Venitiens, estant mort au service de

TACITE, Annal. XV, 67, 68. C.

2 HÉRODOTH, VI, 68. J. V. L.

3 HERODOTE, I, 32; ARISTOTE, Morale à Nicomaque, I, 10. J. V. L.

4 On trouve à peine un sage qui s'arrache totalement à la vie. Incertain de l'avenir, l'homme s'imagine qu'une partie de son être lui survit; il ne peut s'affranchir de ce corps qui périt et tombe. LUCRÈCE, III, 890 et 895. Montaigne a fait ici quelques changements au texte de Lucrèce. J. V. L.

5 Le 13 juillet 1380, au siége de Châteauneuf de Randon ou Randan, situé entre Mende et le Puy. Voy. sur la mort de du Guesolin les Mémoires de B tôme, tom. II, pag. 220.

leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie, la pluspart de ceulx de l'armee estoient d'advis qu'on demandast saufconduict pour le passage à ceulx de Verone: mais Theodore Trivulce y contredict, et choisit plustost de le passer par vifve force, au hazard du combat : « N'estant convenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n'avoit iamais eu peur de ses ennemis, estant mort feist demonstration de les craindre 1. » De vray, en chose voysine, par les loix grecques, celuy qui demandoit à l'ennemy un corps pour l'inhumer, renonceoit à la victoire, et ne luy estoit plus loisible d'en dresser trophee : à celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gaing. Ainsi perdit Nicias l'advantage qu'il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens; et, au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bootiens 2.

3

Ces traicts se pourroient trouver estranges, s'il n'estoit receu de tout temps, non seulement d'estendre le soing de nous au delà cette vie, mais encores de croire que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tumbeau et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing que ie m'y estende. Edouard premier, roy d'Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d'entre luy et Robert, roy d'Escosse, combien sa presence donnoit d'advantage à ses affaires, rapportant tousiours la victoire de ce qu'il entreprenoit en personne; mourant obligea son fils, par solennel serment, à ce qu'estant trespassé il feist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'avecques les os, laquelle il feist enterrer; et quant aux os, qu'il les reservast pour les porter avecques luy et en son armee, toutes les fois qu'il luy adviendroit d'avoir guerre contre les Escossois : comme si la destinee avoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Iean Zischa 4, qui troubla la Boëme voulut pour la deffense des erreurs de Wiclef, qu'on l'escorchast aprez sa mort, et de sa peau qu'on feist un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis; estimant que cela ayderoit à continuer les advantages qu'il avoit eus aux guerres par luy conduictes contre eulx. Certains Indiens

I BRANTÔME, à l'article de Barthelemi d'Alviano, tom. II, pag. 219; et GUICCIARDIN, que Montaigne a traduit ici fort exactement, liv. XII, p. 105 et 106. C.

2 PLUTARQUE, Vie de Nicias, c. 2; Vie d'Agésilas, c. 6. C. 3 Le 7 juillet 1307, à l'âge de 69 ans, après en avoir régné 35. Voy. ANDRÉ DU CHESNE, Hist. d'Angleterre, liv. XIV. J. V. L. 4 Ou Ziska, mort en 1424. Dans quelques éditions anciennes, on lit Fischa.

portoient ainsin au combat contre les Espaignols | yeulx bandez. L'ordonnance que Cyrus faict à les ossements d'un de leurs capitaines, en con- ses enfants, que ny eulx, ny aultre, ne veoye et sideration de l'heur qu'il avoit eu en vivant: et touche son corps aprez que l'ame en sera separee', d'aultres peuples, en ce mesme monde, traisnentie l'attribue à quelque sienne devotion; car et son à la guerre les corps des vaillants hommes qui historien et luy, entre leurs grandes qualitez, sont morts en leurs battailles, pour leur servir ont semé par tout le cours de leur vie un singude bonne fortune et d'encouragement. Les pre- lier soing et reverence à la religion. la que miers exemples ne reservent au tumbeau reputation acquise par leurs actions passees; mais ceulx cy y veulent encores mesler la puissance d'agir.

Le faict du capitaine Bayard est de meilleure composition: lequel se sentant blecé à mort d'une arquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee, respondit qu'il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l'ennemy; et ayant combattu autant qu'il eut de force, se sentant defaillir et eschapper du cheval, commanda à son maistre d'hostel de le coucher au pied d'un arbre, mais que ce feust en façon qu'il mourust le visage tourné vers l'ennemy: comme il feit '.

Il me fault adiouster cet aultre exemple aussi remarquable, pour cette consideration, que nul des precedents. L'empereur Maximilian, bisayeul du roy Philippes qui est à present", estoit prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre aultres d'une beaulté de corps singuliere: mais parmy ses humeurs il avoit cette cy, bien contraire à celle des princes qui, pour despescher les plus importants affaires, font leur throsne de leur chaire percee; c'est qu'il n'eut iamais valet de chambre si privé, à qui il permeist de le veoir en sa garderobbe : il se desrobboit pour tumber de l'eau, aussi religieux qu'une pucelle à ne descouvrir ny à medecin, ni à qui que ce feust, les parties qu'on a accoustumé de tenir cachees. Moy qui ay la bouche si effrontee, suis pourtant par complexion touché de cette honte : si ce n'est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, ie ne communique gueres aux yeulx de personne les membres et actions que nostre coustume ordonne estre couvertes; i'y souffre plus de contraincte que ie n'estime bienseant à un homme, et sur tout à un homme de ma profession. Mais luy en veint à telle superstition, qu'il ordonna, par paroles expresses de son testament, qu'on luy attachast des calessons quand il seroit mort. Il debvoit adiouster, par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust les

1 Memoires de MARTIN DU BELLAY, liv. II, pag. 79, édit. de Paris, 1686. C.

2 Philippe II, roi d'Espagne. J. V. L.

Ce conte me despleut, qu'un grand me feit d'un mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre : c'est que mourant bien vieil en sa court, tormenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres, avec un soing vehement, à disposer l'honneur et la cerimonie de son enterrement; et somma toute la noblesse qui le visitoit de luy donner parole d'assister à son convoy : à ce prince mesme, qui le veit sur ses derniers traicts, il feit une instante supplication que sa maison feust commandee de s'y trouver, employant plusieurs exemples et raisons à prouver que c'estoit chose qui appartenoit à un homme de sa sorte; et sembla expirer content, ayant retiré cette promesse, ordonné à son gré la distribution et ordre de sa montre. le n'ay gueres veu de vanité si perseverante.

et

Cette aultre curiosité contraire, en laquelle ie n'ai point aussi faulte d'exemple domestique, me semble germaine à cette cy: d'aller se soignant et passionnant à ce dernier point, à regler son convoy à quelque particuliere et inusitee parcimonie, à un serviteur et une lanterne. Ie veoy louer cette humeur, et l'ordonnance de Marcus Aemilius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers d'employer pour luy les cerimonies qu'on avoit accoustumé en telles choses'. Est ce encores temperance et frugalité, d'éviter la despense et la volupté, desquelles l'usage et la cognoissance nous est imperceptible? voilà une aysee reformation, et de peu de coust. S'il estoit besoing d'en ordonner, ie seroy d'advis qu'en celle là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la reigle au degré de sa fortune. Et le philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils adviseront pour le mieulx; et quant aux funerailles, de les faire ny superflues ny mechaniques 3. Ie lairray purement la coustume ordonner de cette cerimonie, et m'en remettray à la discretion des premiers à qui ie tumberay en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negli

I XENOPHON, Cyropédie, VIII, 7. C.

2 TITE-LIVE, Epitom. du liv. XLVIII. C.
3 DIOGENE LAERCE, V, 71. C.

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