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VI.

ADVERTISSEMENT AU LECTEUR'.

la

portoit, il m'est tumbé en fantasie combien c'estoit une indiscretion de grande consequence, et digne de la coërction de nos loix, d'aller, comme gloire, sa fidelle compaigne, pour en estrener, il se faict ordinairement, desrobbant à la vertu selon nos interests particuliers: veu que les deux sans chois et sans iugement, le premier venu, office, sont la peine et la recompense, qui ne resnes principales qui nous guident et tiennent en nous touchent proprement, et comme hommes, celles icy donnent droictement à l'ame, et ne se que par l'honneur et la honte, d'autant que goustent que par les sentiments interieurs et plus nostres; là où les bestes mesmes se veoyent aulet peine corporelle. En oultre, il est bon à veoir cunement capables de toute aultre recompense que la coustume de louer la vertu, mesme de ceulx qui ne sont plus, ne vise pas à eulx, ains qu'elle faict estat d'aiguillonner par ce moyen les vivants à les imiter : comme les derniers chastiements sont employez par la iustice, plus pour l'exemple que pour l'interest de ceulx qui les souffrent. Or le louer et le meslouer s'entrerespondants de si pareille consequence, il est mal aysé pa-putation d'aultruy, et ce neantmoins permettent à sauver que nos loix deffendent offenser la rede l'ennoblir sans merite. Cette pernicieuse licence de iecter ainsin, à nostre poste1, au vent les louanges d'un chascun, a esté aultrefois diversement restreincte ailleurs voire, à l'adventure ayda elle iadis à mettre la poësie en la malegrace roit on couvrir, que le vice du mentir n'y appades sages. Quoy qu'il en soit, au moins ne se sçauroisse tousiours, tres messeant à un homme bien nay, quelque visage qu'on luy donne.

Lecteur, tu me dois tout ce dont tu iouïs de feu M. Estienne de la Boëtie; car ie t'advise que quant à luy, il n'y a rien qu'il eust iamais esperé de te faire veoir, voire ny qu'il estimast digne de porter son nom en publicque. Mais moy, qui ne suis pas si hault à la main, n'ayant trouvé aultre chose dans sa librairie, qu'il me laissa par son testament, encores n'ay ie pas voulu qu'il se perdist : et de ce peu de iugement que l'ay, i'espere que tu trouveras que les plus habiles hommes de nostre siecle font bien souvent feste de moindre chose que cela. l'entens de ceulx qui l'ont praetiqué plus ieune (car nostre accointance ne print commencement qu'environ six ans avant sa mort), qu'il avoit faict force aultres vers latins et françois, comme soubs le nom de Gironde, et en ay buy reciter des riches loppins: mesme celuy qui a escript les antiquitez de Bourges en allegue que ie recognoy; mais ie ne sçay que tout cela est devenu, non plus que ses poëmes grecs. Et à la verité, à mesure que chasque saillie luy venoit à la teste, il s'en deschargeoit sur le premier pier qui luy tumboit en main, sans aultre soing de le conserver. Asseure toy que i'y ay faict ce que i'ay peu, et que depuis sept ans que nous l'avons perdu, ie n'ay peu recouvrer que ce que tu en veois sauf un discours DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE', et quelques memoires de nos troubles sur l'edict de ianvier 1562. Mais quant à ces deux dernieres pieces, ie leur treuve la façon trop delicate et mignarde pour les abbandonner au grossier et pesant air d'une si mal plaisante saison. A Dieu. De Paris, ce dixiesme d'aoust

1570.

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monsieur, il m'envoye bien loing de ces termes :
Quant à ce personnage de qui ie vous parle,
car le dangier n'est pas que ie luy en preste quel-
qu'une, mais que ie luy en oste; et son malheur
porte, que comme il m'a fourny, autant qu'homme.
puisse, de tres iustes et tres apparentes occasions
de louange, i'ay bien aussi peu de moyen et de
suffisance pour la luy rendre; ie dis moy, à qui
seul il s'est communiqué iusques au vif, et qui
seul puis respondre d'un million de graces, de
perfections et de vertus qui moisirent oysifves
titude de sa fortune. Car la nature des choses
au giron d'une si belle ame, mercy à l'ingra-
ayant, ie ne sçay comment, permis que la verité,
pour belle et acceptable qu'elle soit d'elle mesme,
si ne l'embrassons nous qu'infuse et insinuee

A notre gré. E. J.

en nostre creance par les utils de la persuasion, ie me treuve si fort desgarny, et de credit pour auctoriser mon simple tesmoignage, et d'eloquence pour l'enrichir et le faire valoir, qu'à peu a il tenu que ie n'aye quitté là tout ce soing, ne me restant pas seulement du sien par où dignement ie puisse presenter au monde au moins son esprit et son sçavoir.

De vray, monsieur, ayant esté surprins de sa destinee en la fleur de son aage, et dans le train d'une tres heureuse et tres vigoreuse santé, il n'avoit pensé à rien moins qu'à mettre au iour des ouvrages qui deussent tesmoigner à la posterité quel il estoit en cela : et à l'adventure estoit il assez brave, quand il y eust pensé, pour n'en estre pas fort curieux. Mais enfin l'ay prins party qu'il seroit bien plus excusable à luy d'avoir ensepvely avecques soy tant de rares faveurs du ciel, qu'il ne seroit à moy d'ensepvelir encores la cognoissance qu'il m'en avoit donnee: et pourtant, ayant curieusement recueilly tout ce que i'ay treuvé d'entier parmy ses brouillarts et papiers espars çà et là, le iouet du vent et de ses estudes, il m'a semblé bon, quoy que ce feust, de le distribuer et de le despartir en autant de pieces que i'ay peu, pour de là prendre occasion de recommender sa memoire à d'autant plus de gents, choisissant les plus apparentes et dignes personnes de ma cognoissance, et desquelles le tesmoignage luy puisse estre le plus honnorable; comme vous, monsieur, qui de vous mesme pouvez avoir eu quelque cognoissance de luy pendant sa vie, mais certes bien legiere pour en discourir la grandeur de son entiere valeur. La posterité le croira, si bon luy semble; mais ie luy iure, sur tout ce que i'ay de conscience, l'avoir sceu et veu tel, tout consideré, qu'à peine par souhaict et imagination pouvoy ie monter au delà, tant s'en fault que ie luy donne beaucoup de compaignons. Ie vous supplie tres humblement, monsieur, non seulement prendre la generale protection de son nom, mais encores de ces dix ou douze vers françois, qui se iectent, comme par necessité, à l'abry de vostre faveur. Car ie ne vous celeray pas que la publication n'en ayt esté differee aprez le reste de ses œuvres, soubs couleur de ce que, par delà ', on ne les trouvoit pas assez limez pour estre mis en lumiere. Vous verrez, monsieur, ce qui en est : et parce qu'il semble que ce iugement regarde l'interest de tout ce quartier icy, d'où ils pensent qu'il ne puisse rien partir en vulgaire qui

A Paris, où Montaigne faisait imprimer alors, chez F. Morel, les œuvres posthumes de la Boetie.

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ne sente le sauvage et la barbarie; c'est proprement vostre charge, qui au reng de la premiere maison de Guyenne, receu de vos ancestres, avez adiousté du vostre le premier reng encores en toute façon de suffisance, maintenir non seulement par vostre exemple, mais aussi par l'auctorité de vostre tesmoignage, qu'il n'en va pas tousiours ainsin. Et ores que le faire soit plus naturel aux Gascons que le dire, si est ce qu'ils s'arment quelquesfois autant de la langue que du bras, et de l'esprit que du cœur. De ma part, monsieur, ce n'est pas mon gibbier de iuger de telles choses: mais i'ay ouy dire à personnes qui s'entendent en sçavoir, que ces vers sont non seulement dignes de se presenter en place marchande; mais davantage, qui s'arrestera à la beaulté et richesse des inventions, qu'ils sont, pour le subiect, autant charnus, pleins et moëlleux, qu'il s'en soit encores veu en nostre langue. Naturellement chasque ouvrier se sent plus roide en certaine partie de son art, et les plus heureux sont ceulx qui se sont empoignez à la plus noble; car toutes pieces egualement necessaires au bastiment d'un corps, ne sont pas pourtant egualement prisables. La mignardise du langage, la doulceur et la polisseure reluisent, à l'adventure, plus en quelques aultres; mais en gentillesse d'imaginations, en nombre de saillies, poinctes et traicts, ie ne pense point que nuls aultres leur passent devant : et si fauldroit il encores venir en composition de ce que ce n'estoit ny son occupation, ny son estude, et qu'à peine au bout de chasque an mettoit il une fois la main à la plume, tesmoing ce peu qu'il nous en reste de toute sa vie. Car vous veoyez, monsieur, vert et sec, tout ce qui m'en est venu entre mains, sans chois et sans triage; en maniere qu'il y en a de ceulx mesmes de son enfance. Somme, il semble qu'il ne s'en meslast, que pour dire qu'il estoit capable de tout faire; car, au reste, mille et mille fois, voire en ses propos ordinaires, avons nous veu partir de luy choses plus dignes d'estre sceues, plus dignes d'estre admirees.

Voylà, monsieur, ce que la raison et l'affection, ioinctes ensemble par une rare rencontre, me commandent vous dire de ce grand homme de bien; et si la privauté que i'ay prinse de m'en addresser à vous, et de vous en entretenir si longuement, vous offense, il vous souviendra, s'il vous plaist, que le principal effect de la grandeur et de l'eminence, c'est de vous iecter en bute à l'importunité et embesongnement des affaires d'aultruy. Sur ce, aprez vous avoir presenté ma tres humble affection à vostre service,

ie supplie Dieu vous donner, monsieur, tres heu- | reuse et longue vie. De Montaigne, ce premier de septembre 1570.

Vostre obeïssant serviteur,

MICHEL DE MONTAIGNE.

VIII.

A MADAMOISELLE DE MONTAIGNE,

MA FEMME.

Ma femme, vous entendez bien que ce n'est pas le tour d'un galant homme, aux reigles de ce temps icy, de vous courtiser et caresser encores: car ils disent qu'un habile homme peult bien prendre femme; mais que de l'espouser c'est à faire à un sot. Laissons les dire: ie me tiens, de ma part, à la simple façon du vieil aage; aussi en porte ie tantost le poil: et de vray, la nouvelleté couste si cher iusques à cette heure à ce pauvre estat (et si, ie ne sçay si nous en sommes à la derniere enchere), qu'en tout et par tout i'en quitte le party. Vivons, ma femme, vous et moy, à la vieille françoise. Or il vous peult souvenir comme feu monsieur de la Boëtie, ce mien cher frere, et compaignon inviolable, me donna, mourant, ses papiers et ses livres, qui m'ont esté, depuis, le plus favory meuble des miens. Ie ne veulx pas chichement en user moy seul, ny ne merite qu'ils ne servent qu'à moy: à cette cause, il m'a prins envie d'en faire part à mes amis. Et parce que ie n'en ay, ce croy ie, nul plus privé que vous, ie vous envoye la lettre consolatoire de Plutarque à sa femme, traduicte par luy en françois : bien marry dequoy la fortune vous a rendu ce present si propre, et que n'ayant enfant qu'une fille longuement attendue, au bout de quatre ans de nostre mariage, il a fallu que vous l'ayez perdue dans le deuxiesme an de sa vie. Mais ie laisse à Plutarque la charge de vous consoler, et de vous advertir de vostre debvoir en cela, vous priant le croire pour l'amour de moy; car il vous descouvrira mes intentions, et ce qui se peult alleguer en cela, beaucoup mieulx que ie ne le feroy moy mesme. Sur ce, ma femme, ie me recommende bien fort à vostre bonne grace, et prie Dieu qu'il vous maintienne en sa garde. De Paris, ce 10 septembre 1570.

Vostre bon mary,

MICHEL DE MONTAIGNE.

IX.

A MONSIEUR DUPUY1,

Conseiller du roy en sa court et parlement de Paris. Monsieur, l'action du sieur de Verres prisonnier, qui m'est tres bien cogneue, merite qu'à son iugement vous apportiez vostre doulceur naturelle, si en cause du monde vous la pouvez iustement apporter. Il a faict chose non seulement excusable selon les loix militaires de ce siecle, mais necessaire, et, comme nous iugeons, louable; il l'a faict sans doubte fort pressé et envis2. Le reste du cours de sa vie n'a rien de reprochable. Ie vous supplie, monsieur, y employer vostre attention; vous trouverez l'air de ce faict tel que ie vous le represente, qui est poursuyvy par une voye plus malicieuse que n'est l'acte mesme. Si cela y peult aussi servir, ie vous veulx dire que c'est un homme nourry en ma maison, apparenté de plusieurs honnestes familles, et sur tout qui a tousiours vescu honnorablement et innocemment, qui m'est fort amy. En le sauvant, vous me chargez d'une extreme obligation. Ie vous supplie tres humblement l'avoir pour recommendé; et aprez vous avoir baisé les mains, prie Dieu vous donner, monsieur, longue et heureuse vie. Du Castera, ce 23 d'avril. Vostre affectionné serviteur,

X.

MONTAIGNE.

A MADAMOISELLE PAULMIER 3. Madamoiselle, mes amis sçavent que dez l'heure que ie vous eus veue, ie vous destinay un de mes livres : car ie sentis que vous leur aviez faict beaucoup d'honneur. Mais la courtoisie de monsieur Paulmier m'oste le moyen de vous le donner, m'ayant obligé depuis à beaucoup plus que ne vault mon livre. Vous l'accepterez, s'il vous plaist, comme estant vostre avant que ie le deusse; et me ferez cette grace de l'aymer, ou pour l'amour de luy, ou pour l'amour de moy; et ie garderay entiere la debte que i'ay envers monsieur Paulmier, pour m'en revencher, si ie puis d'ailleurs, par quelque service.

I Il s'agit probablement de Claude Dupuy, né à Paris en 1545, et un des quatorze juges envoyés dans la Guienne, d'après le traité de Fleix, en 1580. C'est peut-être dans cette circonstance que Montaigne lui adressa cette lettre de recommandation. J. V. L.

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FIN DES LETTRES DE MONTAIGNE.

DE LA

SERVITUDE VOLONTAIRE,

OU

LE CONTR'UN,

DISCOURS D'ESTIENNE DE LA BOËTIE'.

D'avoir plusieurs seigneurs aulcun bien ie ne veoy: Qu'un sans plus soit le maistre, et qu'un seul soit le roy 2; ce dict Ulysse en Homere, parlant en publicque. S'il n'eust dict, sinon

D'avoir plusieurs seigneurs aulcun bien ie ne veoy, cela estoit tant bien dict que rien plus: mais au

lieu que pour parler avecques raison, il falloit dire que la domination de plusieurs ne pouvoit estre bonne, puis que la puissance d'un seul, dez lors qu'il prend ce tiltre de maistre, est dure et desraisonnable, il est allé adiouster, tout au rebours,

Qu'un sans plus soit le maistre, et qu'un seul soit le roy. Toutesfois, à l'adventure, il fault excuser Ulysse, auquel possible lors il estoit besoing d'user de ce langage, et de s'en servir pour appaiser la revolte de l'armee; conformant, ie croy, son propos plus au temps qu'à la verité. Mais à parler à bon escient, c'est un extreme malheur d'estre subiect à un maistre, duquel on ne peult estre iamais asseuré qu'il soit bon, puis qu'il est tousiours en sa puissance d'estre mauvais quand il vouldra : et d'avoir plusieurs maistres, c'est autant que d'avoir autant de fois à estre extremement malheureux. Si ne veulx ie pas, pour cette heure,

Sur ce traité, composé par la Boëtie à seize ans, c'est-à-dire en 1543, on peut voir le chap. 27 du premier livre des Essais.

Les autres œuvres de la Boëtie sont des traductions de divers traités de Xénophon, d'Aristote, de Plutarque, et quelques poésies latines; les vingt-neuf sonnets transcrits dans les Essais, liv. I, chap. 28; les Vers françois publiés par Montaigne à Paris, en 1572; enfin, l'Historique description du

debattre cette question tant pourmenee, à sçavoir « Si les aultres façons de republiques sont meilleures que la monarchie: » à quoy si ie vouloy venir, encores vouldroy ie sçavoir, avant que mettre en doubte quel reng la monarchie doibt avoir entre les republiques, si elle y en doibt avoir aulcun; pource qu'il est mal aysé de croire

qu'il y ayt rien de publicque en ce gouvernement, où tout est à un. Mais cette question est reservee pour un aultre temps, et demanderoit bien son traicté à part, ou plustost ameneroit quand et soy toutes les disputes politiques.

Pour ce coup, ie ne vouldroy sinon entendre, S'il est possible, et comme il se peult faire, que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations, endurent quelquesfois un tyran seul, qui n'a puissance que celle qu'on luy donne; qui n'a pouvoir de leur nuire, sinon de tant qu'ils ont vouloir de l'endurer; qui ne sçauroit leur faire mal aulcun, sinon lors qu'ils ayment mieulx le souffrir que luy contredire1. Grand'chose certes, et toutesfois si commune, qu'il s'en fault de tant plus douloir, et moins esbahir, de veoir un million de millions d'hommes servir miserablement, ayants le col soubs le ioug, non pas contraincts par une plus grande force, mais aulcunement (ce semble) enchantez et charmez par le seul nom d'un, duquel ils ne doibvent ny craindre la puissance, puis qu'il est seul, ny aymer les qualitez, puis qu'il est en leur endroict 3 inhumain et sauvage. La foiblesse d'entre nous hommes est telle: il fault souvent que nous obeïssions à la

2

solitaire et sauvage pais de Medoc (1593, in-12), à laquelle force; il est besoing de temporiser; on ne peult

on a joint quelques vers que son ami n'avait point publiés. Il avait composé aussi, comme Montaigne nous l'apprend, des mémoires sur l'édit de janvier 1562, lesquels sont probablement restés manuscrits. J. V. L.

· Οὐκ ἀγαθὸν πολυκοιρανίη· εἷς κοίρανος ἔστω, Εἰς βασιλεύς.

HOME, Iliad. II, 201.

1 « Ce mot de Plutarque (De la mauvaise honte, c. 7), Que les habitants d'Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule syllabe, qui est, NoN, donna peultestre la matiere et l'occasion à la Boëtie de sa SERVITUDE VOLONTAIRE.» Essais de Montaigne, I, 25.

2 En quelque sorte.

3 A leur égard.

pas tousiours estre le plus fort. Doncques, si une nation est contraincte par la force de la guerre de servir à un, comme la cité d'Athenes aux trente tyrans, il ne se fault pas esbahir qu'elle serve, mais se plaindre de l'accident; ou bien plustost ne s'esbahir ny ne s'en plaindre, mais porter le mal patiemment, et se reserver à l'advenir à meilleure fortune.

Nostre nature est ainsi, que les communs debvoirs de l'amitié emportent une bonne partie du cours de nostre vie : il est raisonnable d'aymer la vertu, d'estimer les beaux faicts, de cognoistre le bien d'où l'on l'a receu, et diminuer souvent de nostre ayse, pour augmenter l'honneur et advantage de celuy qu'on ayme, et qui le merite. Ainsi doncques, si les habitants d'un païs ont trouvé quelque grand personnage qui leur ayt monstré par espreuve une grande prevoyance pour les garder, grande hardiesse pour les deffendre, un grand soing pour les gouverner, si, de là en avant, ils s'apprivoisent de luy obeïr, et s'en fier, tant que luy donner quelques advantages, ie ne sçay si ce seroit sagesse; de tant qu'on l'oste de là où il faisoit bien, pour l'advancer en lieu où il pourra mal faire mais certes, si ne pourroit il1 faillir d'y avoir de la bonté, de ne craindre point mal de celuy duquel on n'a receu que bien.

Mais, o bon Dieu! que peult estre cela? comment dirons nous que cela s'appelle? quel malheur est cettuy là? ou quel vice? ou plustost quel malheureux vice? veoir un nombre infiny, non pas obeïr, mais servir; non pas estre gouvernez, mais tyrannizez; n'ayants ny biens, ny parents, ny enfants, ny leur vie mesme, qui soit à eulx! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautez, non pas d'une armee, non pas d'un camp barbare contre lequel il fauldroit despendre son sang et sa vie devant; mais d'un seul ! non pas d'un Hercules, ne d'un Samson; mais d'un seul hommeau, et le plus souvent du plus lasche et femenin3 de la nation; non pas accoustumé à la pouldre des battailles, mais encores à grand'peine au sable des tournois; non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empesché de servir vilement à la moindre femmelette! Appellerons nous cela lascheté ? dirons nous que ceulx là qui servent soyent couards et recreus? Si deux, si trois, si quatre, ne se deffendent

Du moins ne pourrait-il manquer, etc.

2 Hommeau, petit homme. COTGRAVE, dans son Dictionnaire françois et anglois. On trouve hommet et hommelet dans NICOT. C.

3 Femenin, féminin, efféminé. COTGRAVE. C.

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d'un, cela est estrange, mais toutesfois possible; bien pourra lon dire lors, à bon droict, que c'est faulte de cœur. Mais si cent, si mille, endurent d'un seul, ne dira on pas qu'ils ne veulent point, non qu'ils n'osent pas, se prendre à luy, et que c'est non couardise, mais plustost mespris et desdaing? Si l'on veoid, non pas cent, non pas mille hommes, mais cent païs, mille villes, un million d'hommes, n'assaillir pas un seul, duquel le mieulx traicté de touts en receoit ce mal d'estre serf et esclave; comment pourrons nous nommer cela? est ce lascheté ?

Or il y a en touts vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent craindre un, et possible dix; mais mille, mais un million, mais mille villes, si elles ne se deffendent d'un, cela n'est pas couardise, elle ne va point iusques là; non plus que la vaillance ne s'estend pas qu'un seul eschelle une forteresse, qu'il assaille une armee, qu'il conquiere un royaume. Doncques quel monstre de vice est cecy, qui ne merite pas encores le nom de couardise? qui ne treuve de nom assez vilain? que nature desadvoue avoir faict, et la langue refuse de le nommer?

Qu'on mette d'un costé cinquante mille hommes en armes; d'un aultre, autant; qu'on les renge en battaille; qu'ils viennent à se ioindre, les uns libres combattants pour leur franchise, les aultres pour la leur oster; ausquels promettra on par coniecture la victoire? lesquels persera on qui plus gaillardement iront au combat, ou ceulx qui esperent pour guerdon1 de leur peine l'entretenement de leur liberté, ou ceulx qui ne peuvent attendre loyer des coups qu'ils donnent ou qu'ils receoivent, que la servitude d'aultruy? Les uns ont tousiours devant leurs yeulx le bonheur de leur vie passee, l'attente de pareil ayse à l'advenir; il ne leur souvient pas tant de ce qu'ils endurent ce peu de temps que dure une battaille, comme de ce qu'il conviendra à iamais endurer à eulx, à leurs enfants et à toute la posterité les aultres n'ont rien qui les enhardisse, qu'une petite poincte de convoitise qui se rebouche soubdain contre le dangier, et qui ne peult estre si ardente, qu'elle ne se doibve et semble esteindre par la moindre goutte de sang qui sorte de leurs playes. Aux battailles tant renommees de Miltiades, de Leonide, de Themistocles, qui ont esté donnees deux mille ans a, et vivent encores auiourd'huy aussi fresches en la memoire des

Guerdon, loyer, récompense. NICOT. C.

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