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il nous est entièrement inutile. Ce regard ne subsiste qu'a:> tant qu'ils s'appliquent à nous; et cette application est rare. Tel de ceux dont l'estime nous flatte ne pensera pas à nous deux fois l'an: et quand il y pensera, il y pensera peu, en nous oubliant le reste du temps.

Ce regard d'estime est de plus un bien si fragile, que mille rencontres nous le peuvent faire perdre, sans qu'il y ait même de notre faute. Un faux rapport, une inadvertance, une petite bizarrerie, effacera toute cette estime, et la rendra plus nuiible qu'avantageuse; car quand l'estime est jointe à l'aversion, elle ne fait qu'ouvrir les yeux pour remarquer les défauts, et le cœur pour recevoir favorablement tout ce qu'on entend dir contre ceux que l'on estime et que l'on hait, parce qu'on hair même cette estime, et que l'on est bien aise de s'en délivrer comme d'une chose dont on se trouve chargé.

Si nous ne voyons point ce regard d'estime dans l'esprit des autres, il est à notre égard comme s'il n'était point. Si nous le voyons, c'est un objet dangereux pour nous, dont la vue nous peut ravir le peu de vertu que nous avons. Quel est donc ce bien qui ne sert de rien quand on ne le voit pas, et qui nuit quand on le voit, et qui a tout ensemble toutes ces qualités, d'être vain, inutile, fragile, dangereux?

CHAPITRE III.

Qu'on n'a pas droit de s'offenser du mépris ni des jugements
désavantageux qu'on fait de nous.

Si nous n'aimions point l'approbation des hommes, nous serions peu sensibles à tous les discours désavantageux qu'ils pourraient faire de nous, puisque l'effet n'en serait tout au plus que de nous priver d'une chose qui nous serait indifférente. Mais parce qu'il y en a qui s'imaginent qu'encore qu'il ne soit pas permis de désirer l'estime, on a sujet néanmoins de s'offenser du mépris et de la médisance, il est bon d'exami

ner ce qu'il y a de réel dans ces objets qui irritent si fort nos passions.

Pour reconnaitre donc combien notre délicatesse est injuste sur ce point, et que tous les sentiments qu'elle excite en nous sont contraires à la vraie raison, et ne naissent pas tant des objets mêmes que de la corruption de notre cœur, il ne faut que considérer que ces jugements et ces discours qui nous blessent peuvent être de trois sortes. Car ils sont ou absolument vrais, ou absolument faux, ou vrais en partie, et en partie faux. Or, dans toutes ces diverses espèces, le ressentiment que nous en avons est également injuste.

Si ces jugements sont vrais, n'est-ce pas une chose horrible de ne se mettre pas en peine que nos défauts soient connus de Dieu, et de ne pouvoir souffrir qu'ils le soient des hommes? Et peut-on témoigner plus visiblement que l'on préfère ees hommes à Dieu? N'est-ce pas le comble de l'injustice de reconnaître que nos péchés méritent une éternité de supplices, et de ne pas accepter avec joie une peine aussi légère que l'est la petite confusion qu'ils nous attirent devant les hommes?

Cette connaissance que les hommes ont de nos fautes et de nos misères ne les augmente pas; elle serait capable au contraire de les diminuer, si nous la souffrions humblement.

C'est donc une folie toute visible de n'avoir aucun sentiment des maux réels que nous nous faisons nous-mêmes, et de sentir si vivement des maux imaginaires qui ne nous peuvent faire que du bien: et cette sensibilité n'est qu'une preuve évidente de la grandeur de notre aveuglement, qui doit nous apprendre que ce que les autres connaissent de nos défauts n'en est qu'une bien petite partie.

Que si ces jugements et ces discours sont faux et mal fondés, le ressentiment que nous en avons n'en est guère moins déraisonnable et moins injuste. Car pourquoi le jugement de Dieu, qui nous justifie, ne suffit-il pas pour nous faire mépriser celui des hommes? Pourquoi ne fait-il pas sur nous le même effet que l'approbation de nos amnis et de ceux que nous esti

moas, qui suffit ordinairement pour nous consoler de ce que les autres peuvent penser ou dire contre nous? Pourquoi la raison, qui nous fait voir que ces discours ne nous peuvent nuire, qu'ils ne font aucun mal par eux-mêmes, ni à notre âme ni à notre corps, qu'ils nous peuvent même être trèsutiles, a-t-elle si peu de pouvoir sur notre cœur qu'elle ne nous puisse faire surmonter une passion si vaine et si déraisonnable?

Nous ne nous mettons pas en colère lorsque l'on s'imagine que nous avons la fièvre, quand nous sommes assurés de ne pas l'avoir. Pourquoi donc s'aigrit-on contre ceux qui croient que nous avons commis des fautes que nous n'avons point commises, ou qui nous attribuent des défauts que nous n'avons pas; puisque leur jugement peut encore moins nous rendre coupable de ces fautes et nous donner ces défauts, que la pensée d'un homme qui croit que nous avons la fièvre n'est capable de nous la donner effectivement? C'est, dira-t-on, qu'on ne méprise pas une personne qui a la fièvre, et que c'est un mal qui ne nous rend pas vils aux yeux du monde, et qu'ainsi le jugement de ceux qui nous l'attribuent ne nous blesse pas; mais que ceux qui nous imputent des défauts spirituels y joignent ordinairement le mépris, et causent la même idée et le même mouvement dans les autres.

C'est en effet la véritable cause de ce sentiment; mais cette cause n'en fait que mieux connaître l'injustice: car, si nous nous faisions justice nous-mêmes, nous reconnaîtrions sans peine que ceux qui nous attribuent des défauts que nous n'avons pas ne nous en attribuent pas aussi un grand nombre d'autres que nous avons effectivement; et qu'ainsi nous ga gnons à tous ces jugements dont nous nous plaignons, quelque faux qu'ils soient. Les jugements des hommes nous seraient infiniment moins favorables, s'ils étaient entièrement conformes à la vérité, et si ceux qui les font connaissaient tous nos véritables maux. S'ils nous font donc quelque petite injustice, ils nous font grâce en mille manières, et nous ne voudrions

our rien qu'ils nous traitassent avec une exacte justice. Mais nous sommes si déraisonnables et si injustes, que nous voulons profiter de l'ignorance des hommes. Nous ne pouvons souffrir qu'ils nous ôtent rien de ce que nous croyons avoir, et nous voulons conserver dans leur esprit la réputation de beaucoup de bonnes qualités que nous n'avons pas. Nous nous plaignons de ce qu'ils croient voir en nous des défauts qui n'y sont pas, et nous ne comptons pour rien de ce qu'ils n'y voient pas une infinité de défauts qui y sont réellement, comme si le bien et le mal ne consistaient que dans l'opinion des hommes.

Si nous n'avons donc aucun sujet de nous plaindre, ni des jugements véritables, ni même des faux, nous n'en avons point par conséquent de nous offenser de ceux qui sont vrais en partie, et en partie faux. Cependant, par le plus injuste partage qu'on se puisse imaginer, nous nous blessons de ce qu'ils ont de faux, et nous ne nous humilions point de ce qu'ils ont de véritable. Et au lieu qu'il faudrait étouffer le ressentiment que nous avons de ce qu'ils ont de faux et d'injuste, par celui que nous devrions avoir de ce qu'ils ont de vrai, nous étouffons au contraire, par le vain sentiment que nous avons de quelque fausscté et de quelque injustice qui y est mêlée, celui que nous devrions avoir de ce qu'ils ont de réel et de solide.

CHAPITRE IV.

Que la sensibilité que nous éprouvons à l'égard des discours et des jugements désavantageux que l'on fait de nous vient de l'oubli de nos maux. Quelques remèdes de cet oubli et de cette sensibilité.

Je ne prétends pas que ces considérations suffisent pour nous corriger de notre injustice, mais elles peuvent au moins nous en convaincre ; et c'est quelque chose que d'en être convaincu. Car il y a toujours, dans toutes ces plaintes intérieures et dans ce dépit que nous ressentons des jugements et des discours qu'on fait de nous, un oubli de nos défauts et de nos

misères véritables; puisqu'il est impossible que ceux qui ie: connaîtraient dans leur grandeur réelle, et qui en auraient le sentiment qu'ils devraient, pussent s'occuper des discours et des jugements des hommes. Un homme chargé de dettes, accablé de procès, de pauvreté, de maladies, ne pense guère à ce que l'on peut dire de lui. La réalité de ses maux véritables ne lui permet pas de s'appliquer à ces maux imaginaires.

Aussi le vrai remède de cette délicatesse qui nous rend si sensibles à ce que l'on dit de nous, est de nous appliquer fortement à nos maux spirituels, à nos faiblesses, à nos dangers, à notre pauvreté, et au jugement que Dieu fait de nous, et qu'il nous fera connaître à l'heure de notre mort. Si ces pensées étaient aussi vives et aussi continuelles dans notre esprit qu'elles y devraient être, il serait malaisé que les réflexions sur les jugements des hommes y pussent trouver entrée, ou du moins qu'elles l'occupassent tout entier, et le remplissent de dépit et d'amertume comme elles font si souvent.

Il est utile pour cela de comparer les jugements des hommes avec celui de Dieu, et d'en considérer les diverses qualités. Les jugements des hommes sont souvent faux, injustes, incertains, téméraires, et toujours inconstants, inutiles, impuissants; soit qu'ils nous approuvent ou nous désapprouvent, ils ne changent rien à ce que nous sommes, et ne nous rendent, en effet, ni plus heureux, ni plus malheureux. Mais c'est du jugement que Dieu portera de nous que dépend tout notre mal. Ce jugement est toujours juste, toujours véritable, toujours certain et inébranlable; les effets en sont éternels. Queiie plus grande folie peut-on donc s'imaginer, que de n'appliquer son esprit qu'à des jugements humains, qui nous importent si peu, et d'oublier celui de Dieu, d'où dépend tout notre bonheur!

On prétend souvent colorer envers soi-même le dépit intérieur que ces jugements désavantageux nous causent d'un prétexte de justice, en s'imaginant que nous n'en sommes blessés que parce qu'ils sont injustes, et que ceux qui les font

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