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s'il les a seul obscurcies de sa lumière, il n'en est pas moins vrai qu'un peu avant lui et autour de lui, chez des auteurs anglais inconnus à l'Europe, on peut saisir quelques traces d'une verve tragique analogue à la sienne, et comme des effluves du même génie.

Apparemment, dans les grandeurs historiques de cette époque, dans ses catastrophes sanglantes, depuis l'échafaud des femmes de Henri VIII jusqu'à l'échafaud de Marie Stuart et d'Essex, enfin dans la personne même d'Élisabeth, implacable et tendre, sévère et passionnée, aimant les fêtes comme une femme, la politique et la guerre comme un grand roi, il y avait quelque chose qui suscitait particulièrement cette imagination sérieuse, âme de la tragédie. Peut-être aussi les grands effets d'un art mêlé de barbarie sont-ils, à tout prendre, plus accessibles et plus communs que la perfection du génie. Je le croirais volontiers, quand je vois, à côté du minerai d'or de Shakspeare, d'autres veines précieuses sillonner le même fonds. Le phénomène de son génie en paraîtra moins surprenant; mais il sera mieux compris. A cette demande : « Quels furent les maîtres de Shakspeare? » on pourra répondre : « Ses contemporains » ; et quelques-uns n'étaient pas indignes de l'être.

Depuis que la réforme eut décrédité les représentations de Mystères, la curiosité anglaise avait cherché d'autres spectacles, d'abord bien grossiers. A l'avénement d'Élisabeth, en 1568, il n'existait pas, à Londres même, un seul théâtre régulier. Des troupes errantes de comédiens prenaient accidentellement pour salle la cour intérieure

de quelque auberge, dont les corridors et les fenêtres servaient de loges aux spectateurs. Quelques années plus tard, la reine permettait l'établissement fixe d'un théâtre dans le quartier de Black-Friars, et donnait à une compagnie d'acteurs, au service du comte d'Essex, licence de jouer toute comédie, tragédie, intermède et pièce de théâtre, autant pour l'amusement de nos bien-aimés sujets, dit la patente royale, que pour notre consolation et notre plaisir, quand il nous plaira de les y chercher. Bientôt ces permissions se multiplièrent; et sans parler des enfants de choeur de la chapelle royale, de la cathédrale de Saint-Paul et de l'abbaye de Westminster, qui jouaient pour la cour, il y eut à Londres plusieurs théâtres destinés au public : le Globe, construit sur le bord de la Tamise, qui n'était ouvert que l'été, et servait alors aux acteurs de Black-Friars; le Jardin de Paris, le Rideau, le Taureau rouge, etc. A la vérité, les premiers priviléges qu'avait accordés la reine ne permettaient de représentation théâtrale que le samedi, et hors des heures de la prière (1). Mais cette condition fut mal observée; et les prédicateurs puritains se plaignirent bientôt que les comédiens faisaient quatre ou cinq samedis par semaine. Tant le public de la ville avait pris goût à cet amusement nouveau, qu'il préférait aux combats de taureaux, conservés encore pour les plaisirs de la reine, dit une ordonnance d'Élisabeth!

Ces premiers théâtres n'étaient que des constructions en bois, sur le modèle des auberges qui avaient d'abord servi d'asile aux acteurs ambulants. Deux étages de loges

(1) Out of the hours of prayer, anno 1574.

et de galeries s'élevaient en demi-cercle autour d'un espace découvert qui gardait le nom de cour, et dont une moitié était occupée par la scène, et le reste par des spectateurs debout, comme ceux de notre ancien parterre. La scène était elle-même divisée en deux parties inégalement exhaussées. Une vaste toile l'abritait dans le mauvais temps; et le plancher en était garni de paille. Mais quand on jouait la tragédie, les murs étaient tendus de noir. La représentation avait lieu le jour, et commençait à une heure ordinairement. Jouer de nuit était un luxe réservé aux théâtres particuliers de la cour et de quelques grands seigneurs. Du reste, les troupes dramatiques n'étaient jamais composées que d'hommes : la sévérité anglaise et puritaine n'eût pas souffert de femmes sur la scène. Dans les divertissements de la cour, comme à la ville, les rôles de femmes étaient confiés aux plus jeunes acteurs.

C'est ainsi qu'à diverses époques plusieurs tragédies, comédies, ou pastorales mythologiques furent jouées devant la reine, par les enfants de choeur de la cathédrale ou des châteaux royaux, par les étudiants du Temple, et par les jeunes maîtres ès-arts de Cambridge et d'Oxford.

Le premier de ces ouvrages, dans l'ordre de date, est la tragédie de Gorboduc, représentée à la cour en 1562, deux ans avant la naissance de Shakspeare. Le principal auteur de cette pièce, lord Buckurst, le même qui présida le procès de Marie Stuart, s'entendait mieux sans doute à préparer, par un crime de cour, un sujet sanglant pour la tragédie, qu'à composer et versifier les scènes d'un

drame; car je ne connais œuvre plus déclamatoire et plus insipide au milieu de l'horreur, que cette tragédie de Gorboduc, dont Voltaire a donné une plaisante et véridique analyse.

La même année, on avait joué devant la reine Damon et Pithias, Palamon et Arcite, deux drames de sir Édouard Richard, surnommé le phénix du siècle. Peu de temps après, les Phéniciennes d'Euripide, traduites en vers par Georges Gascoyne, avaient excité l'enthousiasme savant de la cour. On ne peut douter que beaucoup d'autres essais dramatiques, oubliés ou perdus, ne se soient succédé sans interruption depuis cette époque. On voit, dans quelques-uns de ces ouvrages, le passage des Moralités allégoriques à la tragédie, et le mélange des deux formes. Tel est un drame d'Appius et Virginie, où la Conscience et la Justice figurent comme personnages. Mais d'autres pièces, un Cambyse, un Vespasien, une Zénobie, un Guillaume le Conquérant, les Infortunes d'Arthur, les fameuses Victoires de Henri V, étaient toutes historiques, sauf les disparates de bouffonnerie dont s'indignait sir Philip Sidney. La comédie ou satirique ou romanesque naissait aussi. Une traduction des Jumeaux supposés de l'Arioste avait paru à la cour et à la ville; et, dès 1578, la pièce de Promos et Cassandra offrait le sujet et quelques-unes des situations que Shakspeare a empruntés dans sa jolie comédie de Mesure pour Mesure. Parmi les réminiscences de l'antiquité, une seule pièce, jouée devant la reine en 1584, le Jugement de Pâris, par Georges Peel, annonçait un poëte. Quelques scènes de ce drame, citées par un critique anglais de nos jours, ont un charmc

exquis de naturel et d'élégance. Georges Peel traita aussi dans la suite quelques sujets de l'histoire nationale, et fut un des rivaux de Shakspeare.

Vers le même temps, John Lilly portait au théâtre un langage prétentieux, subtil, mais non sans éclat poétique. Sa tragi-comédie d'Alexandre et Campaspe, ses comédies de Sapho et Phaon, d'Endymion, de Galatée, de Midas, ouvrages artificiels et faux pour le dialogue, renferment çà et là quelques morceaux lyriques pleins de grâce et de douceur. Il fut, je n'en doute pas, un des modèles de Shakspeare, pour l'élégance comme pour le faux goût.

Robert Greene, qui, mort dès 1592, laissa plusieurs ouvrages de théâtre, doit être aussi compté parmi les précurseurs du poëte. Le premier il mit en scène cette gracieuse féerie d'Obéron qu'a immortalisée Shakspeare.

A la même époque, le théâtre espagnol commençait à prendre sur la scène anglaise l'influence qu'il eut pendant un siècle. Quoique Lope de Vega, de deux ans seulement plus jeune que Shakspeare, ne fût qu'au début de son inépuisable génie, plusieurs pièces anglaises de ce temps sont, pour le sujet et la forme, imitées du théâtre espagnol.

Enfin, dù milieu des poëtes lettrés, qui, depuis trente ans, multipliaient les essais de leur talent sur les théâtres de Londres et de la cour, s'était élevé un homme doué de génie, celui que Philip a nommé une espèce de second Shakspeare; c'est Christophe Marlowe, dont le théâtre sauvage, désordonné comme sa vie, renferme d'éclatantes beautés, et une hardiesse mélancolique qui

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