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LES ORIGINES DU DROIT

DANS LEUR INTÉGRALITÉ

Lorsque, sous la Restauration, on se reposait des terribles convulsions de l'âge précédent, et que le pouvoir tâchait, du moins mal qu'il lui était possible, de s'ajuster aux exigences de la situation que lui faisait l'esprit moderne triomphant, la métaphysique, remise en possession des chaires de philosophie, conçut une théorie du droit qui confirmait, sauf la juste répudiation de ce qu'ils avaient eu de violent, la légitimité des faits accomplis, et corroborait le libéralisme tempéré du temps. Cette théorie fournit aux Etats constitutionnels la base sur laquelle ils s'établirent, et, depuis bientôt un siècle, elle régit nos destinées politiques. Elle affirme avec force la dignité de notre nature, et elle en tire tous nos droits; puis, après avoir solidement établi ce que ces droits ont d'inviolable, elle aboutit à ce dogme politique que l'Etat n'a d'autre mission que de contenir les empiètements injustes. Elle l'enferme dans son rôle de contrainte légale et de protection; elle lui interdit l'initiative et le droit de penser, pour le réduire à peu près à un simple service de police discrète.

Quelle est cependant l'exacte valeur de cette conception du droit ? Il est un fait qui, avant plus ample informé, nous prévient contre elle l'écart criant qui sépare la réalité de la spéculation. L'homme, dit-on, est, dans l'univers, la chose respectable par excellence; l'homme est pour l'homme quelque chose de sacré, il participe du divin, et pourtant cette nature humaine qu'il faudrait presque honorer d'un culte, l'Etat, constitué dans l'esprit de la doctrine, la laisse se débattre douloureusement dans ses antagonismes, son dénuement moral et ses misères. Cette contradiction nous trouble, il nous est impossible de ne pas y voir au moins une anomalie qu'il faudrait résoudre.

La thèse juridique quotidiennement vulgarisée par le spiritualisme est peut-être assez forte pour tenir en échec les velléités rétrogrades

des partis, mais est-ce à elle qu'il sera donné d'asseoir sur des fondements durables la cité future? Il est permis d'en douter. Dans l'examen critique que nous allons en faire, nous montrerons d'abord que, pour n'être pas sortie du vague, à propos de l'idée même du droit, elle s'efforce en vain de faire œuvre politique, et qu'elle ne réussit pas à se sauver par le mot sonore de liberté dont elle voudrait couvrir son impuissance; nous exposerons ensuite, en des vues que nous croyons neuves, comment le droit procède d'origines multiples et ne dérive pas d'une source unique; comment ce n'est que par le moyen de cette constatation qu'on prend l'intelligence exacte des fins de l'Etat; enfin, nous suivrons la thèse sur le terrain de la métaphysique, où elle se retranche, et, après avoir établi que le droit et le devoir sont réductibles au raisonnable, nous ferons voir combien par là se trouve simplifié le problème fondamental que pose la politique.

I

Les théoriciens spiritualistes du droit ne nous semblent pas avoir suffisamment élucidé cette idée, et ce qu'il y a de trouble dans la conception qu'ils s'en forment explique leur incapacité finale. L'idée du droit, nous en convenons, en raison de la facilité avec laquelle le mot glisse d'une acception à une autre, est une idée fuyante et malaisée à saisir. Raison de plus pour en discerner tous les sens et les fixer avec précision. Le droit, en une première signification, est la respectabilité de la personne se révélant à d'autres personnes et leur créant des obligations. Par le mot droit, on entend d'autre part l'ordre social, soit qu'on l'envisage dans la réalité des faits marquant une époque, soit qu'on le conçoive dans son idéal de justice. Le droit exprime encore l'autorité de la personne admise, par-devant la raison, à revendiquer contre le pouvoir ou contre une usurpation quelconque, l'usage des droits que lui conférent les institutions ou la nature. La théorie commune du droit ne cesse de confondre avec le droit traduisant l'ordre de justice le droit au respect qui appartient à chacun des hommes.

L'homme se tire du milieu des choses pour prendre la dignité d'une personne; le droit est donc l'apanage de la nature humaine. Nul n'y contredit; mais à quoi cela nous avance-t-il d'être si bien pénétré de l'excellence de notre nature? Que l'homme, en sa qualité de personne, peut arguer de son droit, cela signifie simplement que l'homme s'attend à des égards; que, selon l'expression de Kant, il est

une fin en soi, et qu'il est abominable de le faire servir comme d'un moyen pour construire la fortune d'un particulier ou même la fortune publique; c'est ne rien dire autre chose, sinon que l'homme se place, par privilège, dans la sphère du droit, et qu'il est le seul être juridique qu'il y ait au monde. Ces propositions, quelle qu'en soit la portée, ne nous sont d'aucun secours pour exécuter le travail dont il s'agit, pour constituer rationnellement la société.

Cependant l'école que nous prenons à partie tente de faire un pas en avant. Du droit en général elle déduit les droits particuliers, ces droits négatifs ou libertés élémentaires que l'on connaît, et elle se persuade que par là elle fonde politiquement quelque chose. Nous pensons que c'est se faire illusion, car il n'est pas aujourd'hui une doctrine sociale, acceptât-elle, sous les réserves qui s'imposent, la tradition de l'intraitable absolutisme de Hobbes, ou relevât-elle le drapeau anti-révolutionnaire de J. de Maistre, qui refuse de porter sur son programme ces mêmes droits que l'on proclame : la liberté individuelle, la liberté du travail, le droit de propriété, la tolérance religieuse. On affirme la liberté ou le droit pour chacun de disposer de sa personne comme il l'entend; c'est fort bien, mais il faut dire nettement les choses. Mettra-t-on les ressources de l'Etat au service des fantaisies individuelles? ou le droit en question n'est-il que l'octroi dérisoire, fait à celui qui ne sait où il trouvera le pain de la journée, d'une faculté qu'il doit abdiquer au plus vite? Chacun est libre de travailler sous les conditions qu'il lui plaît d'accepter; mais faut-il entendre que celui auquel ne seront offertes que des conditions inadmissibles sera nourri et entretenu aux frais du Trésor, ou qu'il devra subir l'inacceptable, s'il ne veut mourir de faim? A tous le droit de réclamer le prix de leur travail et d'en user à leur gré. C'est un principe d'équité indiscutable; mais, encore une fois, il n'est pas une école de philosophie sociale, depuis le Collectivisme de K. Marx jusqu'à la Politique tirée de l'Ecriture sainte, qu1 n'en tombe d'accord; nous réclamons de nouveaux éclaircissements. Et d'abord, puisque chacun doit jouir du fruit de son travail, nous voudrions savoir quel sera, sur la planète, dans le monde du travail, la répartition des tâches? Quels sont ceux à qui échoiront en partage les travaux pénibles qui paraissent l'effet d'une malédiction lancée sur l'espèce humaine? Quels sont ceux qui auront la satisfaction de ne connaître que les nobles travaux intellectuels et, pendant leur carrière, seront honorés comme des hommes s'élevant au-dessus de la foule ? A chacun selon son travail ; mais cela est banal et d'une élasticité qui se prête aux régimes économiques les plus étrangers à la justice. Il est hors de doute par exemple que le planteur applique le

principe d'une certaine façon aux nègres travaillant sous le fouet et qu'il le leur fait connaître en les traitant selon que son œil de maître les a notés. De même, dans les temps féodaux, le serf qui trouvait le courage d'être laborieux, se faisait évidemment une moins mauvaise situation que celui que le servage avait entièrement hébété. Croiton donc qu'il n'y ait rien de plus à extraire du droit compris dans la plénitude de sa portée ? Ce qu'il convient de savoir au préalable, disons-le bien haut, c'est quels hommes on est, lorsque le temps est venu de se mettre au travail, et de payer à la société ce tribut dont nul, sous aucun prétexte, ne saurait s'exempter. C'est à ce prix seulement, de l'égale dignité des personnes attestée par la loi, en même temps que rendue réelle par l'éducation, que le droit prend la consistance et la valeur d'un fait.

La liberté, dira-t-on, saura mettre chacun à sa place sans rien violenter; au lieu d'intervenir intempestivement, laissons la faire son œuvre, car c'est une œuvre de justice. Le mot liberté est vibrant sans doute; cependant regardons de près aux choses qu'on lui fait dire. L'industrie demande des bras, mais les offres surabondent et la marchandise-travail se livre de toutes parts au rabais. Parmi ceux qui ne possèdent que leur force musculaire, les uns n'obtiennent pas de travail, les autres ont la bonne fortune de se voir ouvrir les portes d'un atelier. Or, nous le demandons, que fait la liberté à l'homme de l'une et de l'autre catégorie à celui qui, pour subsister, doit aviser à des moyens qu'il n'ose plus avouer, ou à celui qui est obligé de se soumettre aux conditions léonines que lui impose un patron soigneux de réduire à leurs dernières limites ses frais généraux? Il est un despotisme qui a beau jeu de cette triste et honteuse liberté : c'est la nécessité de se repaître pour vivre. Nous ne pouvons nous ranger à l'avis de ceux qui pensent que le progrès tend à égaliser les conditions. Entassez les siècles sur les siècles et confiez à la liberté le soin de régler nos affaires, quels que soient les progrès industriels accomplis, elle ne modifiera en rien les relations des personnes; elle n'empêchera pas que, dans une société où capitaux et machines se coalisent spontanément, les lois inexorables de l'économie politique ne suivent leur cours; elle acceptera fort bien que la loi des salaires, ahenea lex, rémunère le travail dans la mesure strictement nécessaire pour que l'anémie ne détruise pas le muscle utile, et n'aperçoive pas l'homme dans le travailleur. Et puis on se fait une trop pauvre idée de cette liberté dont on célèbre les vertus. N'est-elle, comme on paraît le croire, que le droit d'aller et de venir, que la fallacieuse latitude de choisir ses occupations ? Pour nous, la liberté est l'affranchissement des servitudes naturelles et des abus séculaires

qui pèsent sur nous, déprimant le cerveau des misérables, en même temps qu'elles leur torturent les membres et le cœur. Mais cette liberté-là n'est pas un don de la nature; l'individu ne peut même la conquérir par ses seules forces; elle est le produit complexe de l'art et de la bonne volonté; elle exige impérieusement la coopération sociale, et ce n'est que moyennant ce secours que, dès à présent, elle se rend accessible à quelques privilégiés. Le vœu que forme le philanthrope est qu'elle soulève toutes les poitrines et rayonne dans tous les yeux, qu'elle soit le bien commun de tout le peuple et n'ait plus de déshérités.

Pour dissiper toute méprise, nous voulons dire ici toute notre pensée sur les lois économiques dont nous venons de parler. Nous sommes loin de croire qu'elles soient un fatum qui doive à jamais courber tous les fronts. Les lois, en général, expriment les rapports naturels des choses, mais tels que les détermine ou la nature ellemême, ou une situation créée artificiellement. On conçoit donc aisément que, si les institutions qui nous régissent venaient à changer, les rapports des choses se transformeraient aussitôt, de sorte qu'aux lois économiques d'aujourd'hui, y compris la loi cardinale de l'offre et de la demande, en dépit de l'immutabilité qu'on leur prête, se substitueraient les lois économiques de demain, qui, il faut bien l'espérer, nous seront moins dures. Nous concluons que l'économie politique, malgré les observations exactes qu'elle recueille, n'est qu'un simulacre de science, et que toutes les objections qu'elle oppose aux réformes régénératrices peuvent être écartées sans autre

examen.

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Cependant la métaphysique a pris sur elle la tâche d'édifier l'Etat; elle persiste dans cette entreprise, qui dépasse ses forces; elle se flatte même d'y avoir réussi. Voici comment, sur le principe de l'excellence de notre nature, elle conduit sa pensée : l'homme, en sa qualité de personne, reçoit l'investiture du droit; les droits particuliers de l'homme en découlent; - l'exercice de ces droits, qui se résolvent en libertés et sont toute la politique, a créé l'état de choses dont nous vivons actuellement, avec les fortunes si diverses qui s'y coudoient; il en faut inférer que l'économie de la société présente est vénérable comme le droit lui-même; l'Etat peut mettre en mouvement les forces dont il dispose pour la protéger contre toute agression; mais que lui-même se garde d'y porter la main ; il commettrait un détestable attentat.

Ces dernières déductions sont trop hardies pour qu'on les laisse passer sans observation. On ne peut y voir qu'une arme de défense sociale; c'est la prétention de saisir et de consacrer le déroulement

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