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LA PERSONNALITÉ ET LA MÉMOIRE

DANS

LE SOMNAMBULISME

I

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Depuis l'article que j'ai publié dans cette Revue sur le somnambulisme provoqué, le hasard, aidé peut-être de quelque persévérance, m'a permis d'observer en détail deux cas, intéressants à divers titres, et prêtant à quelques considérations nouvelles.

Il s'agit de deux femmes, qui sont placées en des situations sociales tout à fait différentes, qui ne se connaissent aucunement, et qui cependant présentent une étrange ressemblance dans les symptômes et les phénomènes dits magnétiques.

L'une, que je nommerai A..., est âgée de quarante-trois ans. C'est une mère de famille, dont les convictions religieuses sont très fortes. Elle est la femme d'un négociant distingué, qui a constamment habité la province. C'est ce qui explique comment elle n'avait jamais entendu parler de somnambulisme et de magnétisme quand j'ai commencé mes expériences.

L'autre, que j'appellerai B..., est âgée de trente-deux ans. Son existence a été fort accidentée; elle a été magnétisée, il y a quatre ou cinq ans, par différentes personnes; mais, depuis cette époque, les seules expériences qu'on ait faites sur elle sont celles dont je vais tout à l'heure donner la relation.

La véracité de ces deux sujets, que j'observe avec soin depuis près de trois ans, me paraît hors de contestation. Aussi ne reviendrai-je pas sur la question de simulation, que j'ai traitée précédemment 2 et sur laquelle il me semble oiseux d'insister. Il me paraît

1. Voir Revue philosophique, 1880, no 10, p. 337.

2. Je citerai quelques faits seulement, parmi beaucoup d'autres qui seraient tout aussi démonstratifs. B... est cette personne qui un jour, à la suite d'une hallucination qui l'avait effrayée, eut une syncope cardiaque qui dura presTOME XV. - MARS 1883.

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inutile de chercher à prouver qu'une simulation, faite sans aucun profit, et prolongée pendant trois ans avec une habileté et une fourberie également prodigieuses, serait une de ces absurdités de premier ordre, qui sont plus invraisemblables que des faits même peu vraisemblables.

Je ne reviendrai donc ici ni sur la question de la simulation, ni sur les symptômes dont j'ai constaté l'existence en 1875 dans mon premier mémoire. J'appellerai l'attention sur certains faits qui sont nouveaux ou qui avaient été insuffisamment observés. Ces faits me paraissent de quelque intérêt pour l'étude psychologique de la conscience, de la mémoire et de la volonté 1.

II

Le phénomène que je voudrais d'abord décrire, c'est un phénomène curieux et complexe, que j'appellerais volontiers objectivation des types, si je ne redoutais ce mot barbare.

On va comprendre en peu de mots ce que j'entends par objectivation.

Lorsque nous sommes éveillés et en pleine possession de toutes nos facultés, nous pouvons imaginer des sentiments différents de ceux que nous éprouvons d'ordinaire. Par exemple, alors que je suis

que une minute, et qui m'inquiéta beaucoup. Récemment elle a été, pendant son somnambulisme, prise d'une attaque de lethargie qui dura presque une heure. On sait que de tous les phénomènes somnambuliques la léthargie est le plus difficile à simuler. Chez A..., j'ai fait une fois une observation curieuse. A l'état normal, elle est fort myope et ne voit que très indistinctement les objets qui sont quelque peu éloignés. Un jour, pendant son sommeil, elle a une hallucination provoquée : une troupe de cavaliers, dans le désert, venant à elle. Elle me fait alors cette remarque. Je les vois très bien, et même beaucoup mieux que si j'étais éveillée. C'est qu'en effet, dans la vision normale, il y a réfraction vicieuse des rayons lumineux, et alors vue insuffisante. Au contraire, dans la vision hallucinatoire, il y a vision cérébrale, et par conséquent tout à fait parfaite, sans défaut de réfraction. Les myopes ont des hallucinations aussi nettes que les personnes dont le cristallin est normal. — Un jour, B...... arriva chez moi fort tourmentée par une bronchite opiniâtre. Elle toussait à chaque instant. Or, étant endormie, aussitôt elle cessait de tousser, probablement par suite de l'anesthésie générale qui s'étendait aussi au larynx et aux bronches. Dès qu'elle était réveillée, la toux revenait, opiniâtre et insupportable. Ce jour-là, l'ayant endormie à deux ou trois reprises, j'ai observé, sans que je lui en aie fait part, ce même phénomène d'anesthésie bronchique qui durait pendant le sommeil et cessait aussitôt avec le réveil.

1. Je demande d'avance pardon au lecteur des détails, qui paraîtront enfantins, dans lesquels je suis forcé d'entrer. Mais, pour bien rendre quelques phénomènes, il m'a paru que la forme du dialogue ou du monologue est la plus convenable. Le fond de cet article est, je crois, scientifique. La forme ne l'est guère. Mais j'ai préféré la clarté à la solennité.

tranquillement assis devant ma table, occupé à composer cet article, je puis concevoir les sentiments que dans telle ou telle situation vont éprouver un soldat, une femme, un peintre, un Anglais. Je puis très bien me dire: « Voici comment penserait une femme; » ou : « Voici comment agirait un Anglais; » ou : « Voici ce que ferait un soldat. »

Les romanciers, les auteurs dramatiques, les poètes, lorsqu'ils composent, prêtent à tel ou tel personnage imaginaire des sentiments conformes à son âge, son sexe, sa nationalité, son état social, son caractère. Mais, quels que soient leurs efforts, jamais ils n'arriveront à perdre la notion de leur personnalité. Ils ne cesseront pas un instant de se distinguer de leur création. Jamais ils n'oublieront leur moi. Malgré la fièvre de l'inspiration, ils se verront toujours, assis devant leur table, et occupés à faire un poème, ou un drame, ou un

roman.

Quelles que soient les conceptions fantaisistes que nous formons, jamais nous ne cessons d'être conscients de notre existence personnelle. L'imagination a beau s'élancer dans l'espace, il reste nous toujours le souvenir de nous-même, qui ne prend pas part à cette envolée fantaisiste, et ne perd pas le sol. Le moi demeure dans la réalité, alors que toutes les autres parties de l'intelligence vont à la dérive, dans les régions les plus capricieuses de la fantaisie.

Il y a là un dédoublement de l'intelligence qui est des plus remarquables et dont nous pourrions citer bien d'autres exemples. Le spectateur, qui, assis dans sa stalle d'orchestre, pleure au moment pathétique du drame, sait fort bien qu'il est spectateur, assis dans une stalle d'orchestre, et que le drame qu'il voit est une fiction. Tel qui est sous le coup d'un grand chagrin ou d'une vive inquiétude peut s'intéresser encore à la lecture d'un roman, et soutenir une conversation sérieuse, tout en sachant parfaitement qu'il est lui, et qu'il a un grand chagrin ou une vive inquiétude.

En un mot, chez l'individu normal, le souvenir de sa personnalité persiste. Il sait qu'il est lui et non pas un autre, qu'il a fait ceci hier, qu'il a écrit une lettre tout à l'heure, qu'il doit écrire telle autre lettre demain, qu'il y a huit jours il était hors Paris, etc., etc. C'est ce souvenir des faits passés, souvenir toujours présent à l'esprit, qui fait la conscience de notre personnalité.

La conscience de la personnalité est un phénomène de mémoire. La perte de la conscience de personnalité est un phénomène d'amnésie partielle.

Chez les deux femmes que j'ai observées, cette amnésie partielle est très frappante. Sous l'influence de causes faibles, que je n'essaye pas de préciserici, elles perdent aussitôt la notion de leur personnalité.

Non seulement elles ont cette amnésie partielle, mais encore elles peuvent donner à leur moi des formes qui sont différentes des formes réelles; croire, par exemple, que leur moi est un soldat, un prêtre, une petite fille, un lapin; et alors elles s'imaginent exister avec des formes de soldat, de prêtre, de petite fille, de lapin.

C'est ce que j'ai appelé plus haut l'objectivation des types: cela signifie amnésie de la personnalité avec une personnalité nouvelle. Endormies et soumises à certaines influences, A... et B... oublient qui elles sont leur âge, leurs vêtements, leur sexe, leur situation sociale, leur nationalité, le lieu et l'heure où elle vivent. Tout cela a disparu. Il ne reste plus dans l'intelligence qu'une seule image, qu'une seule conscience c'est la conscience et l'image de l'être nouveau qui apparaît dans leur imagination.

Elles ont perdu la notion de leur ancienne existence. Elles vivent, parlent, pensent, absolument comme le type qu'on leur a présenté. Avec quelle prodigieuse intensité de vie se trouvent réalisés ces types, ceux-là seuls qui ont assisté à ces expériences peuvent le savoir. Une description ne saurait en donner qu'une image bien affaiblie et imparfaite.

Au lieu de concevoir un type, elles le réalisent, l'objectivent. Ce n'est pas à la façon de l'halluciné, qui assiste en spectateur à des images se déroulant devant lui; c'est comme un acteur, qui, pris de folie, s'imaginerait que le drame qu'il joue est une réalité, non une fiction, et qu'il a été transformé, de corps et d'âme, dans le personnage qu'il est chargé de jouer.

Pour que cette transformation de la personnalité s'opère, il suffit d'un mot prononcé avec une certaine autorité. Je dis à A....: « Vous voilà une vieille femme; » elle se voit changée en vieille femme, et sa physionomie, sa démarche, ses sentiments sont ceux d'une vieille femme. Je dis à B....: « Vous voilà une petite fille; et elle prend aussitôt le langage, les jeux, les goûts d'une petite fille.

Encore que le récit de ces scènes soit tout à fait terne et incolore comparé à ce que donne le spectacle de ces étonnantes et subites transformations, je vais cependant essayer d'en indiquer quelques-uns.

Voici quelques-unes des objectivations de M....:

En paysanne. Elle se frotte les yeux, s'étire. « Quelle heure est-il? quatre heures du matin! » (Elle marche comme si elle faisait trainer ses sabots...) « Voyons, il faut que je me lève! allons à l'étable. Hue! la rousse! allons, tourne-toi... » (Elle fait semblant de traire une vache...) Laisse-moi tranquille, Gros-Jean. Voyons, Gros-Jean, laissemoi tranquille, que je te dis!... Quand j'aurai fini mon ouvrage. Tu sais

bien que je n'ai pas fini mon ouvrage. Ah! oui, oui! plus tard.... >>> En actrice. Sa figure prend un aspect souriant, au lieu de l'air dur et ennuyé qu'elle avait tout à l'heure. « Vous voyez bien ma jupe. Eh bien! c'est mon directeur qui l'a fait rallonger '. Ils sont assommants, ces directeurs. Moi je trouve que plus la jupe est courte, mieux ça vaut. Il y en a toujours trop. Simple feuille de vigne. Mon Dieu, c'est assez! Tu trouves aussi, n'est-ce pas, mon petit, qu'il n'y a pas besoin d'autre chose qu'une feuille de vigne. Regarde donc cette grande bringue de Lucie, a-t-elle des jambes, hein !

« Dis donc, mon petit! (Elle se met à rire.) Tu es bien timide avec les femmes; tu as tort. Viens donc me voir quelquefois. Tu sais, à trois heures, je suis chez moi tous les jours. Viens donc me faire une petite visite, et apporte-moi quelque chose. >>

En général. « Passez-moi ma longue-vue. C'est bien! c'est bien! Où est le commandant du premier zouave? Il y a là des Kroumirs! Je les vois qui montent le ravin... Commandant, prenez une compagnie et chargez moi ces gens-là. Qu'on prenne aussi une batterie de campagne.. Ils sont bons, ces zouaves! Comme ils grimpent bien.... Qu'est-ce que vous me voulez? vous... Comment, pas d'ordre? (A part 2.) C'est un mauvais officier, celui-là; il ne sait rien faire. - Vous, tenez.... à gauche. Allez vite. (A part.) Celui-là vaut mieux... Ce n'est pas encore tout à fait bien. (Haut.) Voyons, mon cheval, mon épée. (Elle fait le geste de boucler son épée à la ceinture.) Avançons. Ah! je suis blessé! >>

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En prêtre. (Elle s'imagine être l'archevêque de Paris, sa figure prend un aspect très sérieux. Sa voix est d'une douceur mielleuse et traînante qui contraste avec le ton rude et cassant qu'elle avait dans l'objectivation précédente.) (A part.) « Il faut pourtant que j'achève mon mandement. » (Elle se prend la tête entre les mains et réfléchit.) (Haut.) « Ah! c'est vous, monsieur le grand vicaire; que me voulezvous? Je ne voudrais pas être dérangé.... Oui, c'est aujourd'hui le 1er janvier, et il faut aller à la cathédrale.... Toute cette foule est bien respectueuse, n'est-ce-pas, monsieur le grand vicaire? Il y a beaucoup de religion dans le peuple, quoi qu'on fasse. Ah! un enfant! qu'il approche, je vais le bénir. Bien, mon enfant. (Elle lui donne sa bague [imaginaire] à baiser.) (Pendant toute cette scène, avec la main droite elle fait à droite et à gauche des gestes de bénédiction...)

1. C'est une femme, très respectable mère de famille, et très religieuse de sentiments, qui parle.

2. Les apartes de ces dialogues sont aussi très intéressants. Ils sont dits à voix très basse, mais distincte, en remuant à peine les lèvres.

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