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circonscrit qu'il éclaire semble se mouvoir spontanément et constituer je ne sais quoi de distinct, de séparé, d'indépendant; mais en réalité ce coin même emprunte le frisson de son eau à l'ondulation de tout l'océan. C'est ainsi que les tendances habituelles de notre caractère moral et de notre personnalité doivent se retrouver jusque dans les perturbations les plus visibles qui semblent les supprimer. M. Richet veut établir une distinction entre la personnalité et le moi pour ramener exclusivement la première à un phénomène de mémoire; mais n'admet-il pas lui-même, dans l'état de veille, une mémoire inconsciente? Cette mémoire doit exister également dans l'état de somnambulisme et lier étroitement entre elles les diverses phases des transformations; bien plus, cette mémoire est en grande partie consciente; n'existe-t-il pas, dans tous les exemples cités, une mémoire des mots, conséquemment des idées et des impressions, et ces impressions ne porteront-elles pas toujours la marque propre de l'individualité? Il est probable qu'on peut même retrouver dans chaque somnambule comme dans chaque écrivain une sorte de style personnel, et « le style, c'est l'homme. » L'ensemble de phénomènes mécaniques qui est la base de la personne au point de vue scientifique ne peut pas s'évanouir brusquenient; il se produit des combinaisons nouvelles, mais rien de ce qui pourrait ressembler à une création.

II. Ce qu'il y a de plus remarquable dans les faits relatés par M. Richet, c'est certainement ces cas de mémoire inconsciente qui rappellent les merveilleuses ou terribles légendes sur Cagliostro. Dans ces exemples, M. Richet semble avoir pu créer de toutes pièces, au moyen d'un ordre extérieur, une tendance intérieure, un penchant persistant dans l'ombre après le retour à l'état normal et s'imposant en quelque sorte à la volonté du patient. Dans ces curieux exemples, le rêve du somnambule semble encore le dominer et diriger sa vie après son réveil. L'inverse avait été depuis longtemps observé. On avait remarqué que chacun de nous peut régler en quelque façon son sommeil, diriger ses rêves dans une certaine mesure et fixer d'avance l'heure du réveil. Pour mon compte, j'ai souvent observé cette influence de la volonté sur les rêves, influence tout à fait inconsciente pendant le rêve même et pourtant facile à constater au réveil; bien souvent je me suis éveillé à demi au milieu de rêves tristes; j'ai voulu en changer la direction, et, reprenant le même rêve, je l'ai vu redevenir gai.

Nous croyons qu'il y aurait ici une source féconde d'expériences très curieuses et très importantes pour l'étude des instincts. En effet, les ordres donnés par le magnétiseur semblent susciter, au milieu de

tous les instincts de l'être, une tendance nouvelle, un instinct artificiel à l'état naissant. Le cas le plus curieux qu'ait observé peut-être M. Richet se trouve relaté dans un article précédent d'octobre 1880. Il s'agit d'une femme qui mangeait fort peu d'habitude. Un jour, pendant son sommeil, M. Richet lui dit qu'il fallait manger beaucoup. Etant réveillée, elle avait complètement oublié la recommandation; cependant, les jours suivants, la religieuse de l'hôpital prit M. Richet à part pour lui dire qu'elle ne comprenait rien au changement accompli chez la malade. « Maintenant, dit-elle, elle me demande toujours plus que je ne lui donne. » Il y a là non seulement exécution d'un ordre particulier, mais impulsion inconsciente se rapprochant de l'instinct naturel. En somme, tout instinct, naturel ou moral, dérive, selon la remarque de Cuvier, d'une sorte de somnambulisme, puisqu'il nous donne un ordre dont nous ignorons la raison. Nous entendons la « voix de la conscience » sans savoir d'où elle vient. Pour varier les expériences, il faudrait ordonner à la patiente non seulement de manger, mais par exemple de se lever matin tous les jours, de travailler assidûment. On pourrait en venir à modifier par degrés de cette manière le caractère moral des personnes, et le somnambulisme provoqué pourrait prendre une certaine importance, comme moyen d'action, dans l'hygiène morale de l'humanité. Toutes ces hypothèses tentantes sont suspendues à la question de savoir si les observations de M. Richet portent sur des cas rares et exceptionnels ou si les faits qu'il raconte pourraient se reproduire et se généraliser chez la plupart des sujets.

Au cas où les expérimentations de ce genre se confirmeraient, on pourrait aller plus loin et voir s'il ne serait pas possible d'annuler, par une série d'ordres répétés, tel ou tel instinct naturel. On dit qu'on peut faire perdre à une somnambule la mémoire, par exemple la mémoire des noms; on pourrait même, selon M. Richet, faire perdre toute la mémoire (Rev. philos., novembre 1880); il ajoute : « Cette expérience ne doit être tentée qu'avec une grande prudence; j'ai vu survenir dans ce cas une telle terreur et un tel désordre dans l'intelligence, désordre qui a persisté pendant un quart d'heure environ, que je ne voudrais pas recommencer souvent cette tentative dangereuse. » Si l'on identifie la mémoire, comme la plupart des psychologues, avec l'habitude et l'instinct, on pensera qu'il serait possible aussi d'anéantir provisoirement chez un somnambule tel instinct, même des plus fondamentaux, comme l'instinct maternel, l'instinct de conservation, etc. Et maintenant il faudrait savoir si cette suppression de l'instinct ne laisserait pas quelques traces après le réveil. On pourrait alors éprouver la force de résistance des divers instincts,

par exemple des instincts moraux, et constater lesquels sont les plus profonds et les plus tenaces, des penchants égoïstes ou altruistes. On pourrait en tout cas tenter l'expérience pour les habitudes ou manies héréditaires, on pourrait voir si une série d'ordres ou de conseils longtemps répétés pendant le sommeil pourrait atténuer par exemple la manie des grandeurs ou des persécutions. On commanderait d'aimer ses ennemis au fou qui se croit un objet de haine; on défendrait la prière à celui qui croit entrer en communication directe avec Dieu, etc. En d'autres termes, on essayerait de contrebalancer une manie naturelle par une autre artificielle, créée pendant le sommeil. On aurait ainsi dans le somnambulisme un sujet d'observations psychologiques et morales bien plus riche que dans la folie. L'un et l'autre sont des détraquements du mécanisme mental; mais, dans le somnambulisme provoqué, ce détraquement peut être calculé et réglé par le magnétiseur. On pourrait concevoir une action sur l'intelligence et le sens moral analogue à celle du chirurgien sur les yeux atteints de strabisme: on guérit en effet le strabisme, non en fortifiant les muscles trop faibles, mais en relâchant ceux qui n'ont parfois que la force normale. Quoi qu'il en soit, les faits observés par M. Richet indiquent à coup sûr une nouvelle voie de recherches, et peut-être un nouveau moyen d'action sur la volonté humaine (au moins dans son état morbide).

Veuillez agréer, monsieur et cher Directeur, l'expression de mes sentiments bien dévoués.

M. GUYAU.

ANALYSES ET COMPTES RENDUS

Francisque Bouillier. LA VRAIE CONSCIENCE. Un volume in-12. Hachette, 1882.

M. Francisque Bouillier a toujours étudié avec une prédilection marquée les problèmes dont traite son nouvel et important ouvrage. Il faisait paraître en 1872 La conscience en psychologie et en morale, et en 1875 Morale et progrès. C'est d'ailleurs un des traits de ce savant et consciencieux philosophe de tendre sans cesse à la plus haute perfection des ouvrages qu'il donne au public: comparez les éditions de l'Histoire de la philosophie cartésienne et du Principe vital et de l'âme pensante, et vous constaterez à chaque page des signes certains de ce besoin du mieux, de cette haute probité littéraire et philosophique, qui sont les marques infaillibles d'un profond respect de la science et des lecteurs. On peut donc être sûr d'avance que M. Bouillier, en reprenant aujourd'hui une série de recherches, pour lesquelles nul n'est mieux préparé, puisqu'elles l'ont attiré et absorbé toute sa vie, saura renouveler son sujet et le traiter avec la sûreté d'érudition et la richesse d'informations qui lui sont habituelles. Un autre attrait des livres de M. Bouillier, c'est la parfaite clarté du style, la sûreté de la méthode, qualités de plus en plus rares parmi nous et qu'il serait si précieux de conserver, ou plutôt de retrouver et de reconquérir. M. Bouillier a horreur des à peu près, des formules mystérieuses et prétentieuses, qui déguisent et dissimulent le vide de la pensée : il est l'homme des saines traditions, toujours fidèle, pour le fond et pour la forme, à la grande école française dont il est l'illustre historien. Et ne croyez pas que M. Bouillier répugne aux idées nouvelles et se montre systématiquement hostile aux théories les plus hardies, les plus aventureuses de la philosophie contemporaine. Non il les condamne souvent; il craindrait par-dessus tout d'être soupçonné de complaisance pour certaines hardiesses dangereuses, à son avis, pour l'avenir de la philosophie. Mais ces hardiesses même, il serait bien fâché de les interdire aux autres on sent que c'est avec sympathie qu'il étudie les doctrines qu'il repousse avec une énergie extrême. Alors même qu'il se fâche et proteste, non sans vivacité, au nom du bon sens et de la science, il sait prendre son bien où il le trouve et enrichir la psychologie traditionnelle de toutes les découvertes dont

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la nouvelle psychologie » est si fière. Mais ne lui demandez pas de re connaître dans cette « prétendue » science nouvelle une découverte ou une conquête de la philosophie : à ses yeux, la science n'est ni ancienne ni nouvelle; il n'y a qu'une seule psychologie qui s'enrichit avec le temps, vires acquirit eundo, et accepte toutes les bonnes volontés. M. Bouillier ne veut pas « qu'on lui vole son moi », selon l'ingénieuse expression de Michelet, mais il ne se croit pas obligé de s'absorber dans la contemplation de ce moi; il aime, au contraire, à sortir de chez lui et à faire des excursions fructueuses et instructives dans le domaine entier de la philosophie. Voilà pourquoi les ouvrages de ce sévère gardien des traditions sont très lus et très estimés de la jeune génération des philosophes. Tel, selon la spirituelle expression de Bersot, se joue de la philosophie ou du moins joue de la philosophie; M. Bouillier non seulement la prend au sérieux, l'aime et la cultive avec passion, mais, chose rare aujourd'hui, sait l'enseigner et la faire comprendre. Ne cherchez pas ici de brillantes variations sur un thème heureusement choisi : cherchez-y des convictions solides, une doctrine nette et précise, le sens profond de la réalité joint au goût des sérieuses spéculations.

Si M. Bouillier se défendait trop vivement de faire leur part aux nouveautés psychologiques, on serait tenté, par représailles, de le placer à la tête de l'école dont il gourmande les audaces. Son livre sur le principe vital et l'âme pensante marque à coup sûr une date importante dans la psychologie française en l'écrivant, M. Bouillier a été le véritable initiateur de nos psychologues aux doctrines allemandes de l'Inconscient, aux recherches de la psychophysique, et aux découvertes des Anglais sur la physiologie de la pensée. L'animisme est une large et compréhensive théorie, destinée à donner aux idées des psychologues une direction nouvelle et à cimenter l'alliance de la science du corps avec la science de l'âme. On avait sans doute proclamé à diverses reprises la nécessité de cette alliance, mais c'est à M. Bouillier que revient l'honneur d'avoir montré la raison dernière et métaphysique de cette nécessité si souvent constatée. Le philosophe dont le solide bon sens ne s'est pas effrayé du paradoxe Sthalien et a su en dégager la profonde vérité ne peut guère s'effrayer des petites audaces de la psychologie nouvelle ni songer à leur refuser le droit de cité, pour peu qu'elles soient justifiées. Pourtant le titre même de l'ouvrage est déjà une protestation contre certaines prétentions. Il y a une vraie conscience et une conscience illusoire. En dépit de toutes les théories nouvelles, de toutes les prétendues consciences, récemment imaginées par quelques psychologues plus ou moins physiologistes ou par certains physiologistes plus ou moins psychologues, la vraie conscience est pour nous l'ancienne, la seule qu'ont connue les plus grands psychologues de tous les temps.... Nous ne connaissons pas d'autre conscience, ni plus grande ni plus petite, que la conscience humaine, la conscience personnelle, la seule que nous connaissions directement, la seule qui arrive à dire je ou moi >. (P. 3.)

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