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LE LIBRE ARBITRE

ET LA CONTINGENCE DES FUTURS 1

Les déterministes se sont placés souvent au point de vue de Laplace qui, supposant une intelligence universelle, capable de soumettre toutes les forces de la nature à l'analyse mathématique, lui faisait résoudre ce problème déjà indiqué par Leibnitz et Kant : Étant donné l'état présent du monde, en déduire par le calcul le passé et le futur. Et ce problème en renferme un autre plus intéressant encore: Étant donnée une intelligence et son état présent, pourrait-elle, avec une science assez grande, calculer elle-même sa conduite à venir? Peut-être de tels calculs sont-ils de fait impossibles au sens mathématique, si les phénomènes et les êtres constituent une multiplicité infinie en tout sens, qui ne se laisserait pas mettre en équation régulière. Mais, en supposant ce calcul mathématiquement possible, on a soutenu qu'alors même il ne pourrait tout embrasser, parce qu'il trouverait une limite infranchissable dans quelque indétermination intérieure aux choses, dans une contingence radicale, dans une ambiguité des objets rebelle aux prises de la pensée? C'est sur cette idée de contingence des futurs que nous voulons proposer quelques réflexions, en relevant les principaux paralogismes auxquels elle a donné lieu.

Examinons d'abord, par l'analyse psychologique, comment se forme dans notre esprit l'idée même de la contingence des futurs et, en particulier, du pouvoir des contraires qu'on nomme libre arbitre. Avons-nous vraiment conscience du possible et du contingent dans notre volonté, comme le soutiennent les philosophes qui croient les idées de libre arbitre et de contingence inexplicables par une autre cause que par la réalité même d'une puissance des contraires? Après avoir fait la genèse de l'idée de contingence dans le sujet pensant, nous chercherons si cette idée est objectivement confirmée par le calcul des probabilités et par la statistique. Enfin, nous aurons à nous demander jusqu'à quel point l'idée de contingence,

1. Voir les numéros de décembre 1882 et avril 1883.

TOME XV,

JUIN 1883.

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une fois conçue, peut par sa propre force s'objectiver elle-même et soumettre le déterminisme à une direction supérieure. Connaître et penser l'avenir, ce n'est peut-être pas simplement le prévoir, c'est peut-être aussi, en une certaine mesure, le déterminer par la pensée même, si bien qu'une intelligence universelle, si elle était possible, envelopperait sans doute une puissance universelle.

I

GENÈSE DE L'IDÉE DE CONTINGENCE ET DE LIBERTÉ
DANS L'INDIVIDU ET DANS L'ESPÈCE

« Que l'on nous montre à priori, a-t-on dit, en quoi ce que nous appelons le possible est impossible '. » Mais, d'abord, on peut encore bien moins démontrer à priori que ce que nous appelons possible est réellement possible. Il ne suffit pas de dire: - Démontrez-moi à priori que ce que nous appelons la possibilité d'une chute de la lune sur la terre est impossible, pour montrer que cette chute est possible effectivement 2.

On ne sortira pas de ce labyrinthe par des spéculations abstraites sur le possible et l'impossible. Il faut en venir à l'expérience intérieure et faire voir comment naît en nous l'idée de possibilité. Selon Zeller, autre partisan des possibles contingents, le déterminisme ne pourrait montrer comment ce qui en réalité est nécessaire doit apparaître à la conscience comme contingent et simplement possible. Il nous semble au contraire qu'on peut, au sein même du déterminisme, montrer scientifiquement la formation des idées de contingence, de possibilité, de puissance, de liberté.

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1. M. Paul Janet, Traité de phil., p. 318. 2. De plus, priori, on peut raisonner ainsi : Au possible il manque quelque condition pour être réel, sans quoi il serait déjà réel; donc le possible, sans cette condition, est impossible. Et cette condition elle-même, elle a dû avoir à son tour sa condition de réalité, car sans cela elle eût été aussi immédiatement réelle, non simplement possible; elle était donc vraiment impossible sans cette condition, et ainsi de suite. On peut ainsi soutenir à priori que ce que nous appelons possible, comme tel, est identique à l'impossible, et qu'il n'y a de vérité que dans la réalité et dans le changement

soumis à des lois.

3. Voir l'étude de M. Boutroux sur Zeller, Revue phil., 1877, II, 12. —- Cf. M. Brochard, de l'Erreur, p. 198. Selon ce dernier, en prenant le parti du determinisme,

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l'on se met dans l'impossibilité d'expliquer le libre arbitre qui existe au

moins à titre d'apparence... On se trouve, vis-à-vis de la croyance au libre arbitre, dans une situation analogue à celle de Parménide lorsque, ayant affirmé l'être immobile et un, il se voyait dans l'impossibilité de rendre compte du changement et de la pluralité dans le monde sensible. >>

I. D'abord il n'est besoin que de la conscience et de la mémoire pour acquérir cette notion fondamentale diversité, alternative des contraires, pour ou contre, oui ou non, mouvement ou repos; or c'est là le premier élément scientifique de l'idée de contingence ou de liberté. L'animal inférieur, qui ne voit devant lui qu'une seule ligne et qui a pour ainsi dire des œillères de tous côtés, sauf sur une seule direction, ne peut acquérir l'idée de liberté, qui enveloppe celle de pluralité ou de diversité. Il n'en est plus ainsi chez l'être intelligent et doué d'expérience : l'association des idées est alors si forte qu'un contraire évoque immédiatement l'idée de son contraire, comme un objet éclairé qui serait inséparable de son ombre. Notre pensée procède par différences autant que par ressemblances, par oppositions autant que par harmonies; c'est son rythme naturel et comme son oscillation propre : elle est soumise à la loi universelle de l'ondulation.

Maintenant, sous quelle forme nous apparaît le contraire de ce qui est actuel et actuellement présent à la conscience? - Sous la forme du possible, quand il a été lui-même actuel à d'autres moments. Si je suis actuellement immobile, la marche peut m'apparaître comme possible; le silence actuel me fait songer à la possibilité de la parole; la parole actuelle à la possibilité du silence. Possibilité, c'est le second élément scientifique des idées de contingence et de liberté.

Cette possibilité ne reste pas à l'état abstrait et purement logique : elle prend la forme de puissance active et psychologique; voici comment. Toute idée, surtout l'idée d'une action possible, est une image, une représentation intérieure de l'acte; or nous savons que la représentation d'un acte, c'est-à-dire d'un ensemble de mouvements, en est le premier moment, le début, et qu'elle est ainsi elle-même l'action commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé. L'idée d'une action possible est donc une tendance réelle; c'est une puissance déjà agissante et non une possibilité purement abstraite. Si cette idée, par hypothèse, était seule, l'action commencée et répandue par innervation dans l'organisme finirait par mouvoir les membres, tant qu'elle ne produirait aucune douleur. L'idée se réaliserait en se concevant. L'idée des contraires tend donc à se réaliser et à prendre la forme d'un équilibre plus ou moins instable, comme celui d'une balance. Quand je pense à marcher, il y a dans mon cerveau même quelque chose qui répond à la représentation de mes jambes et à la représentation de leur mouvement, laquelle est elle-même le commencement de ce mouvement. Penser à la marche, c'est marcher dans son imagination, et c'est même, à la lettre, marcher par le cerveau, non par les jambes; c'est commencer à agir et, pour ainsi dire, à

mouvoir dans le cerveau le ressort qui ouvre passage au courant nerveux vers les jambes. C'est aussi, en conséquence, sentir les premiers mouvements de la marche à son début cérébral. Aristote dit: S'il n'existait pas une puissance distincte de l'acte, je ne pourrais me lever quand je suis assis, ni m'asseoir quand je suis levé, car ces deux actes se contredisent. Malgré le dilemme d'Aristote, je puis marcher en étant assis, ou, si l'on préfère, commencer la marche cérébralement. Cette marche initiale, cette marche à l'état naissant m'est même familière : l'expérience m'a appris, dans mon enfance, quels sont les mouvements à faire pour marcher, quel est le mode d'innervation cérébrale qui aboutit à mouvoir mes jambes; je connais cela comme je connais mes jambes elles-mêmes, bien que je ne puisse le figurer ni l'expliquer. Et c'est là, psychologiquement, la puissance de marcher. La puissance de mouvement n'est que le mouvement même à l'état naissant, l'innervation à son degré le plus faible, le passage d'un courant nerveux peu intense. Je l'appelle puissance parce que ce phénomène mental est lié, dans mon expérience et dans mon souvenir, à un phénomène plus complet, qui est le mouvement de translation succédant au mouvement de vibration ou à la simple tension cérébrale. Quand j'ai dans ma conscience le premier mode, l'image du second mode s'y associe d'une manière immédiate; j'attends le second après le premier. Mais en même temps il y a dans mon imagination des idées et images adverses, qui maintiennent le mouvement à son état purement initial, qui le contrebalancent et le refrènent. On a ainsi un mouvement à la fois commencé et arrêté. C'est ce mouvement que j'appelle mouvement possible et contingent, marche possible. Il est déjà actuel à un certain degré, et voilà pourquoi ce n'est pas une pure possibilité abstraite, mais une puissance concrète; d'autre part, il est contenu et comme avorté, et voilà pourquoi il n'est pas complètement réalisé, actualisé c'est un mouvement de translation ramené à un mouvement moléculaire de tension; la conscience de ce dernier genre de mouvement est la tension intérieure, la tendance, l'effort plus ou moins grand. Quelle que soit la valeur métaphysique de la force, de l'effort, du nisus de Leibnitz, de l'évépyeux d'Aristote, toujours est-il que, psychologiquement, la force est la face interne et consciente du mouvement de tension et des mouvements de translation mutuellement contraires. Quant à la persuasion que nous pouvons, elle est une simple induction à l'avenir de notre expérience passée. Je puis marcher signfie je commence les premières décharges nerveuses de la marche, et la suite viendra, si ces mouvements ne sont pas contrariés, si l'idée de la marche devient prépondérante, si le désir de

la marche prédomine, si je veux marcher. En un mot, la seule conscience de puissance qui se trouve en nous est celle du mouvement commencé et interrompu, laquelle se ramène à l'image plus ou moins concrète d'un mouvement. Tout mouvement accompli par nous et centrifuge est accompagné d'un certain état de conscience qui nous le fait distinguer des mouvements centripètes, des mouvements reçus; c'est cet état de conscience qui fait le fond de ce qu'on nomme effort, tendance, tension, et la puissance n'est que la prévision de la suite habituelle des effets du mouvement commencé : cette prévision est l'idée et c'est dans l'idée, que réside la puissance.

Par cette voie, nous ne trouvons nullement la liberté absolue dont parlent les spiritualistes, pas même la puissance métaphysique dont ils font un intermédiaire entre le pur possible et le pur réel, et qui contiendrait d'avance plusieurs effets possibles ou contingents. Psychologiquement, cette puissance nous est apparue comme la conscience d'un conflit de représentations auxquelles répond dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers. Sans doute le fond même du mouvement, de l'effort, du vouloir, demeure un mystère, mais on n'a pas le droit de prétendre, dès le début, que ce mystère soit liberté plutôt que nécessité, ni de confondre la conscience du vouloir et du mouvoir avec la conscience d'une liberté indépendante, ambiguë, capable en même temps et sous les mêmes conditions d'effets contraires. Si l'arc tendu de Leibnitz avait conscience de sa tension, il n'aurait pas pour cela conscience de sa liberté, car il faut, pour que la flèche parte, la détente du doigt de l'archer. La « puissance des contraires » est le côté interne de la composition des forces en mutuel équilibre.

Ce sentiment d'une puissance active, en équilibre instable entre deux contraires, est le troisième élément de l'idée de liberté, dont la diversité et la possibilité abstraite étaient les deux premiers éléments. L'enfant aime à se donner à lui-même le sentiment du pouvoir des opposés, qui est une des formes supérieures et un des plaisirs de la vie. Il aime à se balancer par la pensée comme par le corps entre des contraires : il y a une analogie fondamentale entre le plaisir élevé de l'activité oscillante et le plaisir inférieur qu'un enfant éprouve sur une escarpolette, se balançant dans le vide, allant et revenant comme le pendule d'un extrême à l'autre; c'est une sorte d'ivresse de mouvement alternatif par laquelle, à force de parcourir avec vitesse des points successifs, il nous semble que nous sommes sur tous les points à la fois : les extrêmes se rapprochent et les contraires tendent à se confondre en un.

Il en résulte un nouveau sentiment, quatrième élément psycholo

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