Obrázky na stránke
PDF
ePub

famille, qu'il y avait envoyée tout d'abord. Il voulait sans doute profiter de tous les délais accordés par l'ordonnance, afin de régler les affaires de son commerce. Cet homme fut arrêté par un ordre du gouverneur, le fideicommissaire déclara la vérité, le pauvre négociant fut pendu, mon père eut les deux terres. J'aurais voulu pouvoir ignorer la part que mon aïeul prit à cette intrigue; mais le gouverneur était son oncle maternel, et j'ai lu malheureusement une lettre par laquelle il le priait de s'adresser à Déodatus, mot convenu entre les courtisans pour parler du Roi. Il règne dans cette lettre, à propos de la victime, un ton de plaisanterie qui m'a fait horreur. Enfin, monsieur, les sommes envoyées par la famille réfugiée pour racheter la vie du pauvre homme furent gardées par le gouverneur, qui n'en dépêcha pas moins le négociant.

[ocr errors]

Le marquis d'Espard s'arrêta.

Ce malheureux se nommait Jeanrenaud, reprit-il. Ce nom doit vous expliquer ma conduite. Je n'ai pas pensé, sans une vive douleur, à la honte secrète qui pesait sur ma famille. Cette fortune permit à mon grand-père d'épouser une Navarreins-Lansac, héritière des biens de cette branche cadette, beaucoup plus riche alors que ne l'était la branche aînée de Navarreins. Mon père se trouva dès lors un des plus considérables propriétaires du royaume. Il put épouser ma mère, qui était une Grandlieu de la branche cadette. Quoique mal acquis, ces biens nous ont étrangement profité! Résolu de promptement réparer le mal, j'écrivis en Suisse, et n'eus de repos qu'au moment où je fus sur la trace des héritiers du protestant. Je finis par savoir que les Jeanrenaud, réduits à la dernière misère, avaient quitté Fribourg, et qu'ils étaient revenus habiter la France. Enfin, je découvris dans monsieur Jeanrenaud, simple lieutenant de cavalerie sous Bonaparte, l'héritier de cette malheureuse famille. A mes yeux, monsieur, le droit des Jeanrenaud était clair. Pour que la prescription s'établisse, ne faut-il pas que les détenteurs puissent être attaqués? A quel pouvoir les réfugiés se seraient-ils adressés? leur tribunal était là-haut, ou plutôt, monsieur, le tribunal était là, dit le marquis en se frappant le cœur. Je n'ai pas voulu que mes enfants pussent penser de moi ce que j'ai pensé de mon père et de mes aïeux; j'ai voulu leur léguer un héritage et des écussons sans souillure, je n'ai pas voulu que la noblesse fût un mensonge en ma personne. Enfin, politiquement parlant, les émigrés qui réclament contre les confiscations révolutionnaires doivent-ils garder encore

des biens qui sont le fruit de confiscations obtenues par des crimes? J'ai rencontré chez monsieur Jeanrenaud et chez sa mère une probité revêche à les entendre, il semblait qu'ils me spoliassent. Malgré mes instances, ils n'ont accepté que la valeur qu'avaient les terres au jour où ma famille les reçut du Roi. Ce prix fut arrêté entre nous à la somme de onze cent mille francs, qu'ils me laissèrent la facilité de payer, à ma convenance, sans intérêts. Pour obtenir ce résultat, j'ai dû me priver de mes revenus pendant longtemps. Ici, monsieur, commença la perte de quelques illusions que je m'étais faites sur le caractère de madame d'Espard. Quand je lui proposai de quitter Paris et d'aller en province, où avec la moitié de ses revenus, nous pourrions vivre honorablement, et arriver ainsi plus promptement à une restitution dont je lui parlai, sans lui dire la gravité des faits, madame d'Espard me traita de fou. Je découvris alors le vrai caractère de ma femme: elle eût approuvé sans scrupule la conduite de mon grand-père, et se serait moquée des huguenots; effrayé de sa froideur, de son peu d'attachement pour ses enfants, qu'elle m'abandonnait sans regret, je résolus de lui laisser sa fortune, après avoir acquitté nos dettes communes. Ce n'était pas d'ailleurs à elle à payer mes sottises, me dit-elle. N'ayant plus assez de revenus pour vivre et pourvoir à l'éducation de mes enfants, je me décidai à les élever moi-même, à en faire des hommes de cœur et des gentilshommes. En plaçant mes revenus dans les fonds publics, j'ai pu m'acquitter beaucoup plus promptement que je ne l'espérais, car je profitai des chances que présenta l'augmentation des rentes. En me réservant quatre mille livres pour mes fils et moi, ၂၉ n'aurais pu payer que vingt mille écus par an, ce qui aurait exigé près de dix-huit années pour achever ma libération, tandis que dernièrement j'ai soldé mes onze cent mille francs dus. Ainsi, j'ai le bonheur d'avoir accompli cette restitution sans avoir causé le moindre tort à mes enfants. Voilà, monsieur, la raison des payements faits à madame Jeanrenaud et à son fils.

[ocr errors]
[ocr errors]

33

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

Ainsi, dit le juge en contenant l'émotion que lui donnait ce récit, madame la marquise connaissait les motifs de votre retraite?

[ocr errors][merged small]

Popinot fit un haut-le-corps assez expressif, se leva soudain, et ouvrit la porte du cabinet.

[ocr errors]
[ocr errors]

3

-Noël, allez-vous-en, dit-il à son greffier. Monsieur, reprit le juge, quoique ce que vous venez de me dire suffise pour m'éclairer, je

désirerais vous entendre relativement aux autres faits allégués en la requête. Ainsi, vous avez entrepris ici une affaire commerciale en dehors des habitudes d'un homme de qualité.

Nous ne saurions parler de cette affaire ici, dit le marquis en faisant signe au juge de sortir. Nouvion, reprit-il en s'adressant au vieillard, je descends chez moi, mes enfants vont revenir, tu dîneras avec nous.

Monsieur le marquis, dit Popinot sur l'escalier, ceci n'est donc pas votre appartement?

Non, monsieur. J'ai loué ces chambres pour y mettre les bureaux de cette entreprise. Voyez, reprit-il en montrant une affiche, cette histoire est publiée sous le nom d'un des plus honorables libraires de Paris, et non par moi.

Le marquis fit entrer le juge au rez de-chaussée en lui disant : - Voici mon appartement, monsieur.

Popinot fut naturellement ému par la poésie plutôt trouvée que cherchée qui respirait sous ces lambris. Le temps était magnifique, les fenêtres étaient ouvertes, l'air du jardin répandait au salon des senteurs végétales; les rayons du soleil égayaient et animaient les boiseries un peu brunes de ton. A cet aspect, Popinot jugea qu'un fou serait peu capable d'inventer l'harmonie suave qui le saisissait

1

en ce moment.

61

—— Il me faudrait un appartement semblable, pensait-il. Vous quitterez bientôt ce quartier? demanda-t-il à haute voix.

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

-Je l'espère, répondit le marquis; mais j'attendrai que mon plus jeune fils ait fini ses études, et que le caractère de mes en fants soit entièrement formé, avant de les introduire dans le monde et près de leur mère; d'ailleurs, après leur avoir donné la solide instruction qu'ils possèdent, je veux la compléter en les faisant voyager dans les capitales de l'Europe, afin de leur faire voir les hommes et les choses, et les habituer à parler les langues qu'ils ont apprises. Monsieur, dit-il en faisant asseoir le juge dans le salon, je ne pouvais vous entretenir de la publication sur la Chine devant un vieil ami de ma famille, le comte de Nouvion, revenu de l'émigration sans aucune espèce de fortune, et avec qui j'ai fait cette affaire, moins pour moi que pour lui. Sans lui confier les motifs de ma retraite, je lui dis que j'étais ruiné comme lui, mais que j'avais assez d'argent pour entreprendre une spéculation dans laquelle il pouvait s'employer utilement. Mon précepteur fut l'abbé

Grozier, qu'à ma recommandation Charles X nomma son bibliothécaire à la bibliothèque de l'Arsenal, qui lui fut rendue quand il était MONSIEUR. L'abbé Grozier possédait des connaissances profondes sur la Chine, sur ses mœurs et ses coutumes; il m'avait fait son héritier à un âge où il est difficile qu'on ne se fanatise pas pour ce que l'on apprend. A vingt-cinq ans je savais le chinois, et j'avoue que je n'ai jamais pu me défendre d'une admiration exclusive pour ce peuple, qui a conquis ses conquérants, dont les annales remontent incontestablement à une époque beaucoup plus reculée que ne le sont les temps mythologiques ou bibliques ; qui, par ses institutions immuables, a conservé l'intégrité de son territoire, dont les monuments sont gigantesques, dont l'administration est parfaite, chez lequel les révolutions sont impossibles, qui a jugé le beau idéal comme un principe d'art infécond, qui a poussé le luxe et l'industrie à un si haut degré que nous ne pouvons le surpasser en aucun point, tandis qu'il nous égale là où nous nous croyons supérieurs. Mais, monsieur, s'il m'arrive souvent de plaisanter en comparant à la Chine la situation des états européens, je ne suis pas Chinois, je suis un gentilhomme français. Si vous aviez des doutes sur la finance de cette entreprise, je puis vous prouver que nous comptons deux mille cinq cents souscripteurs à ce monument littéraire, iconographique, statistique et religieux, dont l'importance a été généralement appréciée, nos souscripteurs appartiennent à toutes les nations de l'Europe, nous n'en avons que douze cents en France. Notre ouvrage coûtera environ trois cents francs, et le comte de Nouvion y trouvera six à sept mille livres de rente pour sa part, car son bienêtre fut le secret motif de cette entreprise. Pour mon compte, je n'ai en vue que la possibilité de donner à mes enfants quelques douceurs. Les cent mille francs que j'ai gagnés, bien malgré moi, payeront leurs leçons d'armes, leurs chevaux, leur toilette, leurs spectacles, leurs maîtres d'agrément, les toiles qu'ils barbouillent, les livres qu'ils veulent acheter, enfin toutes ces petites fantaisies que les pères ont tant de plaisir à satisfaire. S'il avait fallu refuser ces jouissances à mes pauvres enfants si méritants, si courageux dans le travail, le sacrifice que je fais à notre nom m'aurait été doublement pénible. En effet, monsieur, les douze années pendant lesquelles je me suis retiré du monde pour élever mes enfants m'ont valu l'oubli le plus complet à la cour. J'ai déserté la carrière politique, j'ai perdu toute ma fortune historique, toute une illustration

nouvelle que je pouvais léguer à mes enfants; mais notre maison n'aura rien perdu, mes fils seront des hommes distingués. Si la pairie m'a manqué, ils la conquerront noblement en se consacrant aux affaires de leur pays, et lui rendront de ces services qui ne s'oublient pas. Tout en purifiant le passé de notre maison, je lui assurais un glorieux avenir: n'est-ce pas avoir accompli une belle tâche quoique secrète et sans gloire? Avez-vous maintenant; monsieur, quelques autres éclaircissements à me demander?

En ce moment le bruit de plusieurs chevaux retentit dans la

cour.

-Les voici, dit le marquis.

Bientôt les deux jeunes gens, de qui la mise était à la fois élégante et simple, entrèrent dans le salon, bottés, éperonnés, gantés, agitant gaiement leur cravache. Leur figure animée rapportait la fraîcheur du grand air, ils étaient étincelants de santé. Tous deux vinrent serrer la main de leur père, échangèrent avec lui, comme entre amis, un coup d'œil plein de muette tendresse, et saluèrent froidement le juge. Popinot regarda comme tout à fait inutile d'interroger le marquis sur ses relations avec ses fils.

[ocr errors]

Vous êtes-vous bien amusés? leur demanda le marquis. Oui, mon père. J'ai, pour la première fois, abattu six poupées en douze coups! dit Camille.

-

[ocr errors]
[blocks in formation]

Nous allions si vite en ce moment, qu'elle ne nous a sans doute pas vus, répondit le jeune comte.

- Mais alors pourquoi n'êtes-vous pas allé vous présenter?

J'ai cru remarquer, mon père, qu'elle n'est pas contente de se voir abordée par nous en public, dit Clément à voix basse. Nous sommes un peu trop grands.

Le juge avait l'oreille assez fine pour entendre cette phrase, qui attira quelques nuages sur le front du marquis. Popinot se plut à contempler le spectacle que lui offraient le père et les enfants. Ses yeux, empreints d'une sorte d'attendrissement, revenaient sur la figure de monsieur d'Espard, de qui les traits, la contenance et les manières lui représentaient la probité sous sa plus belle forme, la probité spirituelle et chevaleresque, la noblesse dans toute sa beauté.

« PredošláPokračovať »